Pour une ethnographie des pratiques ethnographiques pendant la pandémie du COVID-19 (mars 2020-à présent): notes de journal

For an ethnography of ethnographic practices during the Covid-19 pandemic (March 2020-present): journal notes

Evangelos Karamanes, Stamatis Zochios

Centre des Recherches du Folklore Hellénique (CRFH) de l’Académie d’Athènes, Grèce


Indice

Nouvelles formes d’expression populaire et de critique

Références bibliographiques

Revues

Liens Internet (site internet et référentiels numériques du CRFH)


Abstract

Ethnographic practice in the form of fieldwork, its importance as well as changes in approach and method over time within the HFRC has been the subject of several analyses, particularly during the most recent period. The successive confinements and the various limitations to sociability during the pandemic period made it difficult to practice the ethnographic encounter, which was even suspended. Since the beginning of the COVID-19 pandemic, we have noticed the formulation of digital communities which refer to public activities by publishing material (photos, videos etc.). Interesting questions arise on the construction of collective identities, collective memory, the conception of time on the basis of lived experiences but also on narratives of the more distant past of communities.

Keywords: Ethnographic practice, fieldwork, COVID-19 pandemic, digital communities.


La pratique ethnographique sous la forme de la recherche sur le terrain constitue une partie inhérente, pour ne pas dire primordial, du travail de l’ethnologue. Son importance ainsi que les changements d’approche et de méthode au fil du temps au sein du Centre des Recherches du Folklore Hellénique de l’Académie d’Athènes (CRFH) a fait l’objet de plusieurs analyses notamment pendant la période la plus récente qui est caractérisée par une préoccupation intense pour le passé des études folkloriques et une humeur réflexive [Hafstein, Margry 2014; Bula, Laime 2017; Harvilahti et allii 2018; Karamanes 2019].

En ce qui concerne la tradition scientifique dont proviennent les travaux que nous décrivons et en partie la présentation qui en suit dans cet article, est celle des Archives de Folklore (renommées en Centre des Recherches du Folklore Hellénique en 1966), une institution de recherche d’envergure nationale fondée en 1918 et insérée sous la tutelle de l’Académie d’Athènes en 1926.

Le fondateur des Archives de Folklore (actuellement CRFH), Nicolaos G. Politis (1852-1921), à la fin du XIXe siècle a dû, pour établir le domaine scientifique d’étude de la culture populaire en Grèce (Laographie), livrer de farouches combats contre ses collègues conservateurs de la faculté des lettres de l’université d’Athènes, philologues qui étudiaient les lettres classiques et ne valorisaient guère ni l’étude de la littérature orale en grec moderne ni celle de la culture populaire en général. En effet, les sciences sociales n’existaient pas en Grèce à cette époque. Politis a littéralement construit le domaine de la Laographie, en entretenant un réseau de correspondants-informateurs dans les provinces grecques, par ses écrits, par le biais de ses cours à l’Université d’Athènes où il a formé des folkloristes, par la fondation de la Société hellénique de Folklore en 1908, tout en définissant ses thématiques ouvrant ainsi la voie à l’élaboration d’inventaires et de classifications par ses disciples dans les décennies qui ont suivi. De l’autre cote certains aspects de ses approches qui étaient associés à la «continuité» (synecheia) culturelle entre la Grèce ancienne et moderne et relevaient d’un esprit romantique et souvent ethnocentrique ont reçu une critique extrêmement négative [Karamanes 2017].

Aux Archives de Folklore/CRFH à partir de leur fondation, pendant l’entre-deux guerres et surtout après la fin de la guerre civile, dès 1950, les enquêtes sur le terrain deviennent très systématiques et méthodiques, malgré la pénurie des moyens techniques, les conditions difficiles de communications et de transports et le nombre limité du personnel1, visant la collecte du matériau folklorique, c’est-à-dire les éléments d’une culture qui disparaissait très rapidement à cause de l’exode rural et de l’immigration vers l’étranger. Cette pratique ethnographique transformée plusieurs fois au fil du temps sur ses approches théoriques, son terrain de recherche et ses pratiques, ses buts, continue jusque à nos jours. Le CRFH surtout grâce à ces recherches sur le terrain dispose une vaste archive de manuscrits avec de collectes de matériau ethnographique, des enregistrements sonores est cinématographiques, une collection d’objets museaux ainsi qu’une bibliothèque spécialisée [kentrolaografias.gr, academyofathens.gr]. Il est intégré dans le réseau national de recherche et d’enseignement supérieur et les chercheurs enseignent des cours de laographie et anthropologie sociale aux universités, participent à la supervision des thèses doctorales etc.

En effet, actuellement, les chercheurs du Centre (12 en nombre plus 2 membres du personnel technique) mènent chaque année des missions pour faire des enquêtes sur le terrain. Leur durée était de 20 jours par an, les deux décennies qui ont précédé la crise grecque (2011). Elle est limitée à 7 jours, une durée très souvent prolongée grâce à des collaborations avec des Municipalités, des acteurs sociaux, des associations etc. A ces missions annuelles il fout ajouter des courts séjours sur le terrain à des occasions spéciales.

Les confinements successifs et les diverses limitations à la sociabilité durant la période pandémique a rendu difficile la pratique de la rencontre ethnographique, qui était même suspendue. Des mesures très strictes, avec confinement à domicile de la population et restrictions de voyager, ont été appliquées par les autorités grecques au début de la pandémie (mars-mai 2020). Ensuite des mesures de confinement variables comme: couvre-feu, télétravail, interdiction de voyages interdépartementales (fin octobre 2020-mai 2021), télétravail, port de masques, divers degrés de limites aux rassemblements (depuis novembre 2021 jusque le printemps de 2022) ont été imposées selon les facteurs suivants: les donnes épidémiologiques, le nombre des hospitalisations et des décès par rapport avec la capacité des hôpitaux et le cout politique, le progrès des vaccinations, la gestion des activités économiques et notamment du tourisme. Il a été remarqué p.e. que l’enlèvement des restrictions à la sociabilité, aux voyages etc. coïncidait avec l’ouverture de la saison touristique (surtout en mai 2021).

Depuis une certaine stupeur des premières semaines, voire mois, de confinement, qui n’a pas modifié officiellement le planning de missions du CRFH sur le terrain pour l’année 2020, on a envisagé les modalités de leur réalisation. Les rituels religieux et les pratiques festives étaient exclus pour la simple raison qu’ils étaient annulés. Certains chercheurs ont repris l’étude de pratiques agricoles et pastorales dont l’approche (qui inclue l’observation participante, micro-interviews etc.) se fait dans la campagne, en plein air (p.ex. missions dans le massif du Pinde). Le travail ethnographique très souvent orienté vers la belle saison a dû s’adapter suivant les changements de données épidémiologiques des certains lieux. Des missions en Péloponnèse, en Crète, île de Cythère, île de Kalimnos ont ainsi eu lieu pendant 2020 et 2021. A Kalimnos (Dodécanèse), par exemple, les données épidémiologiques locaux ont permis une mission sur le terrain en novembre 2021 pour l’étude de la condition féminine dans les familles des pêcheurs d’éponges, comme celle de 2020 ayant été annulée. Des particularités locales, dues à des raisons culturelles et socio-économiques apparaissent derrières le «nombre officiel» des cas confirmés, des hospitalisations et des décès.

Depuis le début de la pandémie du COVID-19 on a remarqué la formulation des collectivités digitales qui se réfèrent aux activités publiques en publiant du matériel (photos, vidéos etc.) et en discutant des expériences collectives vécues par les membres des groupes ainsi que des faits du temps antérieur, d’un passé plus lointain. Au CRFH on a planifié des projets de recherche qui visaient à étudier les réactions des communautés locales face à l’état d’exception provoqué par la pandémie de coronavirus. On a donc proposé des projets avec l’intention d’explorer l’impact culturel des épidémies plus anciennes et les réactions actuelles des personnes dans les communautés locales, leurs perceptions, récits et comportements en relation avec la pandémie de coronavirus. On a inclus les légendes modernes et divers types de récits numériques sur l’origine, la précaution, la prévention et le traitement efficace du coronavirus, ainsi que les pratiques préventives populaires traditionnelles et nouvelles. De plus, l’impact de la pandémie sur les pratiques coutumières annuelles des communautés locales et les «réactions numériques» des populations face à cette nouvelle situation2.

Evangelos Karamanes a présenté au colloque digital EURETHNO de Lodz en 2021 quelques cas spécifiques dont on rappelle ici quelques-uns à titre d’exemple. Pendant la quarantaine, des habitants des villages, ravagés depuis des décennies par l’exode rural, ont décidé de faire passer le temps du confinement au domicile familial en quittant les grandes villes et participant ainsi de manière plus intense au débat public sur le sens et l’importance des festivités publiques et leur évolution dans le temps, la gestion des mémoires de fêtes, mais aussi en ce qui concerne les affaires publiques de la région. Nous avons évoqué notamment une action de protection de l’environnement qui a eu lieu contre des projets d’installation d’une unité de traitement des déchets à proximité d’habitats et très nocifs en apparence. On a également noté l’importance des retransmissions télévisées (nationales et locales) et du streaming en direct de certaines églises pour les messes dominicales et fériées. Un autre point important est la reproduction sur internet (Facebook, blogs, etc.) du matériel des festivités passées qui ravive les souvenirs des participants. Les commentaires, remarques, propositions des participants sont très explicites et constituent des propositions pour l’organisation des futures célébrations. Des souvenirs de «régularité» viennent «solidifier» les communautés locales.

Nous avons à faire dans ce cas à des communautés, on dirait des communes imaginaires, supra locales qui formulent leur expression via les réseaux sociaux (et évidemment en suivant leurs règles et les facilités qu’elles mettent à la disposition des usagers). Particulièrement dans une situation irrégulière comme celle du confinement, des questions de mémoire (et locale en particulier) surgissent, notamment sur la façon dont la localité ou l’appartenance à une communauté affecte le matériel numérique. Les sociétés et communautés locales travaillent et formulent les télécommunications, créent une certaine sphère publique avec de nouvelles caractéristiques. Ils formulent la notion de temps vécu de leurs membres ainsi que le temps imaginaire qui renvoie à leur constitution, la perception de l’enregistrement dans le temps des activités de leurs membres. Les membres décédés sont inclus dans la communauté via des documents (photos, livres, vidéos) mais aussi via des témoignages de vivants. Face à ces défis importants, les chercheurs du CRFH ont répondu de diverses manières, toujours avec l’idée que la culture populaire n’est pas un ensemble statique d’éléments mais exactement le contraire: elle change et mute selon les conditions sociales.

Le terrain de recherche à cet effet est l’Internet et pratiquement le Facebook, car un grand nombre de sources y sont publiés chaque jour [Tartaglia, Kinney, Widmayer, Morel, Ahlstone, Schmidt 2023]. Des tels travaux ont été déjà présentés dans des colloques en Grèce, notamment par des jeunes chercheurs3. D’après les travaux dont nous avons eu connaissance, on suit une approche méthodologique mixte combinant analyse bibliographique, quantitative et qualitative. Dans notre cas nous avons enquêté sur la relation des sources en ligne avec la culture populaire. On utilise l’analyse statistique avec l’analyse critique du discours pour interpréter le matériau collecté lié à divers sujets pendant la période de la pandémie de COVID-19 dans la réalité grecque. Nous avons travaillé avec un corpus d’un millier d’images et de textes. Ces sources, surtout de mêmes, ont été collectées au moment des faits, sauvegardées et classifiées aussitôt avec l’aide précieuse de la secrétaire du Centre Anthoula Bakoli.

Nouvelles formes d’expression populaire et de critique

Les méthodes et les objectifs du travail sur les sources Internet ont suivi un principe commun: que les réarrangements ci-dessus ne sont interprétés que si l’étude de la culture populaire (par l’ethnologie et la folkloristique, en particulier en Grèce par la laographie) est comprise comme une métaphore étendue du changement social qui fournit un cadre narratif pour la négociation du sens, de la validité et de l’impact sur le système culturel de valeurs et d’identité [Hafstein 2000, 96]. Dans ce cas, la pandémie du COVID-19 a redéfini le système culturel et a entraîné en même temps un changement fondamental dans les moyens d’expression. Car les conditions extraordinaires qui présupposaient la limitation de la socialisation par la distanciation forcée et le confinement ont entraîné le renforcement d’autres types de communication. La communication numérique a rapidement introduit de nouvelles formes de folklore, en ligne et immatérielles, telles que des mèmes, des hashtags, des légendes urbaines ou d’autres éléments de la culture numérique. La formule du mème contemporain est apparue comme le genre le plus visible et le plus expressif dans la communication sur les réseaux sociaux de la culture participative de la période pandémique [Dynel 2021; Kalmre 2023, 33]. Définit comme «un concept (texte, image, vidéo) massivement repris, décliné et détourné sur Internet de manière souvent parodique, qui se répand très vite, créant ainsi le buzz»4, le mème a été considéré par les folkloristes, anthropologues et ethnologues souvent inspirés par les œuvres de Shifman, comme ayant des analogies avec de genres de l’oralité populaire traditionnelle (contes, légendes etc.) et contemporaine (légendes urbaines, infox etc.) [Shifman 2007, 2012, 2014]. Ses principales caractéristiques sont la répétitivité, la dialogicité, la créativité, le sens artistique, l’imagerie, l’imprévisibilité, l’adaptation au contexte numérique, la simplicité ainsi que la brièveté du message [Wiggins, Bowers 2015]. Ce dernier définit un format commun, soit basé sur une image (version la plus concise dans laquelle l’image exprime exclusivement le message), soit sur du texte (version la moins concise) soit sur un hybride associant image et texte (version la plus courante) [Shifman 2014].

Cependant, la caractéristique la plus fondamentale du mème est l’humour [Nicholls 2020; Chłopicki, Brzozowska 2021; Olah, Hempelmann 2021; Fiadotava 2021; Fiadotava, Astapova, Hendershott, McKinnon, Jürgens 2023]. Il exprime une adaptation à l’environnement moderne et a été étroitement associé aux contes drôles et exagérés (schwank et tall tales), puisque l’humour y joue un rôle primordial [Klintberg 1990]. C’est un moyen de reformuler les événements d’une manière moins grave ou moqueuse qui ajoute un effet adoucissant et généralisant au message (même s’il s’agit du message d’angoisse et de doute) [Laineste 2022; Kalmre 2023, 34]. C’est aussi l’outil principal pour effectuer la satire et la critique sociale, qui est cependant plus douce que dans d’autres formes numériques telles que les théories du complot, les infox (fausses nouvelles) et parfois les légendes urbaines. L’humour dans ce cas émane de l’actualité et exprime la réflexion contemporaine, rendant le mème pouvant être considéré comme une sorte de critique médiatique vernaculaire basée sur l’actualité qui vise non seulement le divertissement mais la satire caustique [images 1-6] [Blank 2012, 5-10]. Cela implique que le mème se distingue par un fort caractère social qui doit être validé par le concept de diffusion rapide et étendue (viralité) [Nounanaki, Kakampoura 2020, 155]. L’acte de partage présuppose le sentiment d’identification de l’utilisateur au message et donc plus un média est partagé plus il a de succès.

Bien qu’il ait été considéré que la culture participative qui opère à travers les mèmes est souvent très intense et universelle [Kalmre 2023, 33], nous pourrions affirmer que dans de nombreux cas, elle exprime des communautés ou des groupes d’individus spécifiques. Dans ce cas, nous ne parlons pas de communautés traditionnelles qui obéissent aux règles de la localité, mais de communautés en ligne qui se caractérisent par un code (de langue, d’idéologie, de valeurs) commun. À l’époque du COVID-19, ce code, qui s’exprimait nécessairement en ligne en raison des conditions, a créé des communautés numériques avec des principes et des idées communs. Souvent, le sujet des mèmes sont les effets de la pandémie sur la vie sociale, ce qui signifie que dans ce cas, ils sont de caractère neutre et même collégial.


Img 1. «Menoume spiti» - nous restons cheznous: Permettez-moi de vous demander: est-ce que vous voyez aussi au logo 4 cyprès [symbole des cimetières et de la mort] et une croix [en cette occasion symbole des funérailles]? (Commentaire sur le logo officiel du gouvernement). (Source: Facebook).


Img 2. Le matin. Coronavirus. Le ministre Petsas exclut un confinement dans la région de l’Attique. Le soir. Le ministre de santé publique Kikilias le confirme: Confinement général dans toute la Grèce pendant un mois. (Critique aux messages parfois ambigus de la part des représentants du gouvernement). (Source: Facebook).

Img 3. Les quatre saisons de l’année: confinement, été, automne. (Allusion aux mesures de circulation relativement moins strictes pendant la saison touristique). (Source: Facebook).

Img 4. - Lazare, sors dehors! - Si Tsiodras (éminent professeur d’épidémiologie de l’Université d’Athènes) ne fait pas une annonce, je ne crois rien. (Source: journal Kathimerini, 11 Avril 2022, Facebook).

Img 5. Contre le coronavirus mangez de l’aile. Ça ne sert à rien mais personne ne va vous approcher à une distance de moins de cinq mètres. (Allusion sarcastique à la théorie du complot selon laquelle manger de l'ail neutralise le coronavirus). (Source: Facebook).

Img 6. «Service Antiterroriste? L’ascenseur de l’immeuble est en marche. Quelqu’un est en train de sortir…» (Dans la photo un acteur connu du cinéma populaire des années 1960 qui est associé à des personnages de collaborateur/ dénonciateur des résistants pendant l’occupation, 1940-1944). (Source: Facebook).

Souvent le discours tenu envers les restrictions imposées pendant la période pandémique met en comparaison des aspects du présent par rapport à des aspects du passé, qui est considère comme la situation, disons, «normale». Or, il faut préciser que la normalité en Grèce n’est pas la période avant la pandémie mais la période avant ٢٠١١ et la crise monétaire, les fameux «mnimonia» les mémorandums accordés entre les gouvernements Grecques et les institutions internationales (FMI, UE etc.) et leurs conséquences sociales néfastes [image 7].


Img 7. Ce que les femmes attendaient tous les soirs à la télé: Sous PASOK (gouvernement socialiste d’Andreas Papandreou des années 1980-1990 – photo du personnage de Ritz Forester de la série télévisée américaine «Dynastie»). Sous ND (Nouvelle Démocratie, gouvernement de centre-droit actuel - photo de Sotiris Tsiodras éminent professeur d’épidémiologie de l’Université d’Athènes, qui tous les soirs pendant la période de confinement faisait une courte annonce sur l’évolution de la pandémie). (Source: Facebook).

Img 8. La Tour Blanche à Thessalonique est représentée avec le symbole de base de la période du COVID-19, le masque chirurgical, sans aucune charge idéologique: le message est adapté aux symboles d’envergure nationale (la Tour Blanche est le symbole de la ville Thessalonique). (Source: Facebook).

La Tour Blanche à Thessalonique est représentée avec le symbole de base de la période du COVID-19, le masque chirurgical, sans aucune charge idéologique: le message est adapté aux symboles d’envergure nationale (la Tour Blanche est le symbole de la ville Thessalonique) [image 8]. Dans de nombreux autres cas, cependant, nous avons des mèmes qui résument une idéologie spécifique s’exprimant de manière dualiste.

Les catégories clés dans ce cas sont les mèmes contre les négationnistes ou les partisans de la vaccination, ou les mèmes qui relient la pandémie à ce qui se passe sur la scène politique du pays (et donc nous avons des critiques et des partisans du gouvernement). L’humour dans ce cas agissant comme une anti-structure est agressif et tente souvent de stimuler les pressions créées sur les individus par la structure sociale dans le contexte de sociétés hiérarchisées et polarisées: ici le comportement social acceptable pour la communauté en ligne et sa déviance inacceptable sont deux zones clairement délimitées [Douglas 1975, Gervais, Wilson 2005].

Bien sûr, les mèmes ne sont pas le seul moyen d’exprimer cette polarisation sociale. Cela se reflète encore plus fortement dans les histoires de complot qui ont circulé en particulier pendant la période pandémique en tant que type d’information alternative, qui a été principalement considérée comme de la désinformation. Ces théories tentent principalement d’interpréter divers événements en fonction des motivations d’un petit groupe d’individus censés agir secrètement pour leur propre bénéfice et contre l’intérêt public [Nounanaki, Kakampoura 2022a]. Elles se sont systématiquement répandues dans le monde entier avec des dénominateurs communs qui encadrent les pandémies en général et pas seulement le COVID-19, comme l’hypothèse que le virus a été créé dans un laboratoire dans le but d’exterminer un groupe de population ou un pays, ou/et l’augmentation dans les bénéfices des grandes sociétés pharmaceutiques [Ferreira 2021]. Plus précisément, dans le contexte grec des utilisateurs des médias sociaux, sont développées des théories autour de quatre questions principales: «Le coronavirus a été fabriqué dans un laboratoire comme une arme biologique», «le coronavirus est une arnaque pour augmenter les bénéfices des sociétés pharmaceutiques», «le coronavirus est un canular pour faciliter l’implantation des micropuces», et «le coronavirus est un canular pour tester le réseau 5G» [Gemenis 2020; Constantinou, Kagialis, Karekla 2021; Tsamakis et al. 2022].

Au-delà de ces théories que l’on retrouve à l’échelle mondiale, il y a une adaptation de ces théories aux données socio-politiques, culturelles, religieuses et économiques des communautés qui les propagent, les rendant plus accessibles et finalement raisonnables pour le destinataire du message. En Grèce, les théories sur le virus se mêlent à des théories qui présentent le pays comme victime de facteurs exogènes et extra-institutionnels [Skoulariki 2018]. On observe aussi un réajustement des théories au code de langue, de valeur et d’idéologie de chaque communauté, ainsi qu’aux paramètres spécifiques de l’actualité grecque. Un tel exemple constitue l’attitude ambiguë de l’Église orthodoxe face à la question du virus, qui a contribué à lémergence de théories qui voulaient que la communion ne transmette pas le virus ou même le guérisse [image 9].


Img 9. Écoutons ce qu’ils ont à dire sur le vaccin. Ils semblent être des gens qui savent. (Critique à l’attitude ambiguë de l’Église orthodoxe face à la question du virus, qui a contribué à l’émergence de théories qui voulaient que la communion ne transmette pas le virus ou même le guérisse. Dans la photo on voit des religieux parmi les manifestants contre les vaccinations devant le parlement. On porte l’ancien drapeau national de l’arme de terre (qui fait allusion à la période de la junte militaire, 1967- 1974) et des icônes religieux). (Source: Facebook).

Cependant, en tant qu’expression d’aspects de la polarisation sociale, les théories ci-dessus, qui coïncident parfois avec des légendes urbaines, fonctionnent entre autres comme un type de justification qui tente d’expliquer une situation. En ce sens, ces récits numériques fonctionnent comme un genre narratif néo-étiologique [Blank 2009 et 2012].

Sources d’empreinte d’une pensée collective, les mèmes, les théories du complot, les légendes urbaines sont des champs utiles pour l’étude d’idées telles que la construction des identités collectives, souvent adaptées aux contraintes et aux besoins d’internet, à la mémoire et la conscience collective, la conception du temps sur la base des expériences vécues mais aussi sur des narrations du passé plus lointaines des communautés imaginaires qui se réfèrent parfois à leurs origines. Ces communautés numériques créent une certaine sphère publique avec de nouvelles caractéristiques faisant l’objet d’une sorte de néo-localité, qui dans notre cas est soumise à la réalité grecque. À travers des discussions dans les communautés numériques nouvelles ou existantes, une sphère publique est créée qui redéfinit le sentiment de communauté (parfois locale et même la localité), critique les gouvernants par l’humour et le rire, parfois en mettant en doute leurs décisions, dans le but ultime de surmonter l’enfermement et l’individualité, de maintenir le tissu social et de renforcer une sorte de cohésion sociale dans des conditions d’isolement pendant la pandémie. Les communautés digitales créent une certaine sphère publique avec de nouvelles caractéristiques. À travers létude de la digitalité, nous essayons de reconstruire les aspects communicatifs de la mémoire collective et leur effet sur quelques aspects de la formation de communautés numériques.

Références bibliographiques

Blank T. J. 2009, Introduction. Toward a Conceptual Framework for the Study of Folklore and the Internet, in Blank J. T. (ed.) 2009, Folklore and the Internet. Vernacular Expression in a Digital World, Logan: Utah State University Press, 1-20.

Blank T. J. 2012, Introduction: Pattern in the Virtual Folk Culture of Computer-Mediated Communication, in Blank J. T. (ed.) 2012, Folk Culture in the Digital Age. The Emergent Dynamics of Human Interaction, Logan: Utah State University Press, 1-24.

Bula D. and Laime S. (eds.) 2017, Mapping the History of Folklore Studies. Centres, Borderlands and Shared Spaces, Cambridge: Cambridge Scholars Publishing.

Chłopicki W., Brzozowska D. 2021, Sophisticated humor against COVID-19: the Polish case, «Humor», 34 (2): 201-227.

Constantinou M., Kagialis A., Karekla M. 2021, COVID-19 Scientific Facts vs. Conspiracy Theories: Is Science Failing to Pass Its Message?, «International Journal of Environmental Research and Public Health», 18 (12), https://doi: 10.3390/ijerph18126343.

Douglas M. 1975, Jokes, in Douglas M. 1975, Implicit Meanings: Essays in Anthropology, London: Routledge, 90-115.

Dundes A. 2003, Modern Greek Folkloristics: An Outsider’s View, «Laographia», 39: 55-74.

Dynel M. 2021, COVID-19 memes going viral: On the multiple multimodal voices behind face masks, «Discourse & Society», ٣٢ (2): 175-195.

Ferreira G.B. 2021, Conspiracy Theories in Times of the Covid-19 Pandemic: Populism, Social Media and Misinformation, «Comunicação e sociedade», 40, http://journals.openedition.org/cs/6119

Fiadotava A. 2021, Internet folklore in times of global pandemic: COVID-19 in Belarusian online humor, «Folklore: an electronic Journal of Folklore», 79: 87-112, https://doi.org/10.7592/MT2021.79.fiadotava.

Fiadotava A., Astapova A., Hendershott R., McKinnon M., Jürgens A.-S. 2023, Injecting fun? Humour, conspiracy theory and (anti)vaccination discourse in popular media, Public Understanding of Science, https://doi.org/10.1177/09636625221147019.

Gemenis K. 2020, Who believes the novel coronavirus conspiracy theories?, «The Greek Review of Social Research», 154: 97-108.

Gervais M., Wilson D. S. 2005, The evolution and functions of laughter and humour: A synthetic approach, «Quarterly Review of Biology», 80: 395-430.

Harvilahti L., Kjus A., O’Caroll C., Österlund-Pötzsch S., Scott F., and Treija R. (eds.) 2018, Visions and Traditions. Knowledge Production and Tradition Archives, Helsinki: Academia Scientiarum Fennica.

Hafstein V. Tr., 2000, The Elves’ Point of View. Cultural identity in Contemporary Icelandic Elf-Tradition, «Fabula», 41: 87-104.

Hafstein V. Tr., Margry P. J. (eds.) 2014, What’s in a Discipline? Special issue on the occasion of the 50th anniversary of the International Society for Ethnology and Folklore, «Cultural Analysis», 13: 1-10.

Kalmre E. 2023, Nature Returns: Dolphins and Dinosaurs. On Fake News, Photoshop Urban Legends and Memes during the COVID-19 Lockdown, «Estudis De Literatura Oral Popular / Studies in Oral Folk Literature», 11: 31-46.

Karamanes E. 2017, Fêtes et lieux du calendrier populaire grec: inventaires et approches contemporaines des pratiques festives in Fournier L. S. (ed.), L’inventaire des fêtes en Europe, Paris: L’Harmattan, 67-87.

Karamanes E. (ed.) 2019, Du terrain à l’archive: les archives de folklore et d’ethnologie en tant que pôles de recherche, d’éducation et de culture, Actes du XXXIème Atelier du réseau FER-EURETHNO, Ière Conférence du Groupe de Travail Francophone de la SIEF, Athènes, 14-16 septembre 2018. Centenaire du Centre de Recherches du Folklore Hellénique de l’Académie d’Athènes (1918-2018), Athènes: Centre de Recherches du Folklore Hellénique de l’Académie d’Athènes.

Klintberg B. af. 1990, Do Legends of Today and Yesterday Belong to the Same Genre?, in Röhrich L., Wienker-Piepho S. (eds.) 1990, Storytelling in Contemporary Societies, (International Society for Folk Narrative Research. Congress Budapest, Hungary 1989), Tübingen, 113-123.

Laineste L. 2022, Laughing Through Tears: Online Reactions to Trauma-related Humor in Estonia, «Cultural Analysis», 20 (2): 7-24.

Lüders A., Dinkelberg A., Quayle M. 2022, Becoming “us” in digital spaces: How online users creatively and strategically exploit social media affordances to build up social identity, «Acta Psychologica», 228, https://doi.org/10.1016/j.actpsy.2022.103643.

Nicholls Ch. 2020, Online Humour, Cartoons, Videos, Memes, Jokes and Laughter in the Epoch of the Coronavirus, «Text Matters», 10: 274-318.

Nounanaki A.-L., Kakampoura R. 2022a, Conspiracy Theories About the Pandemic of COVID 19 and Their Function on the Greek Internet, in Kapaniaris A., Papadakis St. (eds.), The Digital Folklore of Cyberculture and Digital Humanities, Pensylvania: IGI Global (ebook).

Nounanaki A.-L., Kakampoura R. 2022b, ‘Localised’ and ‘unlocated’ contemporary legends and their function on the Greek internet, «Estudis de Literatura Oral Popular», 11: 61-78.

Nounanaki A.-L., Kakampoura R. 2022, Ta mimídia (memes) tis pandimías tou ioú COVID-19: I diacheírisi tou protógnorou méso enós satirikoú eídous tou psifiakoú laïkoú lógou, in Katsadóros G., Fokídis E. (eds) 2022, Laografía kai sýnchrones morfés tou laïkoú politismoú. Afetiría kai prooptikés enós néou pedíou, Rhodes: Ergastírio Glossologías, Paidagogikó Tmíma Dimotikís Ekpaídefsis, Panepistímio Aigaíou, 153-182, https://doi.org/10.12681/apll.178

Olah A. R., Hempelmann Ch. F. 2021, Humor in the age of coronavirus: a recapitulation and a call to action, «Humor», 34/2: 329-338.

Politis N. G. 1909, Laographia, «Laographia», 1: 3-18.

Polymerou-Kamilaki Aik. (gén. dir.), Potiropoulos P., Kamilakis P. (eds.) 2012, O Nicolaos G. Politis kai to Kentron Erevnis tis Hellinikis Laografias. Praktika Diethnous Epistimonikou Synedriou (N. G. Politis et le Centre de Recherches du Folklore hellénique. Actes de Colloque scientifique international), vol. A΄-B΄, Athènes: Centre de Recherches du Folklore Hellénique de l’Académie d’Athènes.

Shifman L. 2012, An anatomy of a YouTube meme, «New Media & Society», 14 (2): 187-203.

Shifman L. 2007, Humour in the Age of Digital Reproduction: Continuity and Change in the Internet-Based Comic Texts, «International Journal of Communication», 1: 187-209.

Shifman L. 2014, Memes in Digital Culture, Cambridge: The MIT Press.

Skoulariki A. 2018, Conspiracy theories before and after the Greek crisis: Discursive patterns and political use of the “enemy” theme, «Epistimi kai Koinonia», 37: 73-108.

Tartaglia D., Kinney K., Widmayer Ch., Morel A., Ahlstone D., Schmidt J. 2023, Becoming Folkwise: Sustaining Digital Community While Socially Distant, Cultural Analysis, Forum Series 1: 1-20, https://www.ocf.berkeley.edu/~culturalanalysis/series/1/Folkwise.html

Tsamakis, K., Tsiptsios, D., Stubbs, B. et al. 2022, Summarising data and factors associated with COVID-19 related conspiracy theories in the first year of the pandemic: a systematic review and narrative synthesis, «BMC Psychol» 10, 244, https://doi.org/10.1186/s40359-022-00959-6.

Wiggins B. E., Bowers G. B. 2015, Memes as genre: A structurational analysis of the memescape, «New media & society», 17 (11): 1886-1906.

Revues

Laographia. Bulletin de la Société hellénique de Laographie, vol. I-XLIV, 1909-2020.

Annuaire des Archives de Folklore / [du] Centre de Recherches du Folklore hellénique de l’Académie d’Athènes, vol. 1-3-, 1939-2019 [Voir au dépôt numérique du CRFH – Académie d’Athènes

<http://editions.academyofathens.gr/epetirides/xmlui/handle/20.500.11855/2>

Liens Internet (site internet et référentiels numériques du CRFH)

<http://www.kentrolaografias.gr/en>

<http://repository.kentrolaografias.gr/xmlui/handle/20.500.11853/1?locale-attribute=en>

<http://repository.academyofathens.gr/en/video2>


1 Les enquêtes sur le terrain dans l’après-guerre s’avéraient souvent un exercice délicat d’équilibres dans les villages où le chercheur devait expliquer les buts de son travail à ses interlocuteurs et les persuader, ainsi que les autorités locales qui suivaient de près ses mouvements, qu’il ne pratiquait pas p. ex. l’espionnage (l’ennemi imaginaire étant après la guerre civile «les communistes» entretenant des relations avec les pays de l’Est et parfois, surtout après l’invasion turque de Chypre en 1974, les «Turcs»). Le fait de travailler aux Archives nationales n’apaisait pas les suspicions des gens sur le terrain. Nos anciens collègues nous ont raconté les démarches parfois anecdotiques, qu’ils devaient faire. Les témoignages des chercheurs étrangers, ayant travaillé sur le terrain à l’époque sont aussi nombreux.

2 Il convient de noter que nos propositions au Hellenic Foundation for Research and Innovation (HFRI) n’ont pas été retenues. En effet, de manière générale, les projets de recherche liés à la pandémie du coronavirus en sciences humaines et sociales ont été sous-financés durant cette période. L’étude des conditions socio-économiques et épidémiologiques dans le pays vient de donner des résultats intéressants. Voir le projet «The geography of income inequality in Greece (GEOINC)» de Panteion University (Athènes), <https://www.elidek.gr/2023/05/24/12597/> (28/05/2023), <https://www.kathimerini.gr/society/562442482/ereyna-laikes-geitonies-chtypoyse-i-covid/> (28/05/2023).

3 Voir par exemple Nounanaki et Kakampoura 2020, 2022a et 2022b.

4 Voir Larousse en ligne.