Pour une ethnographie des pratiques ethnographiques pendant la pandémie du COVID-19 (mars 2020-à présent): notes de journal
For an ethnography of ethnographic practices during the Covid-19 pandemic (March 2020-present): journal notes
Evangelos Karamanes, Stamatis Zochios
Centre des Recherches du Folklore Hellénique (CRFH) de l’Académie d’Athènes, Grèce
Indice
Nouvelles formes d’expression populaire et de critique
Liens Internet (site internet et référentiels numériques du CRFH)
Ethnographic practice in the form of fieldwork, its importance as well as changes in approach and method over time within the HFRC has been the subject of several analyses, particularly during the most recent period. The successive confinements and the various limitations to sociability during the pandemic period made it difficult to practice the ethnographic encounter, which was even suspended. Since the beginning of the COVID-19 pandemic, we have noticed the formulation of digital communities which refer to public activities by publishing material (photos, videos etc.). Interesting questions arise on the construction of collective identities, collective memory, the conception of time on the basis of lived experiences but also on narratives of the more distant past of communities.
Keywords: Ethnographic practice, fieldwork, COVID-19 pandemic, digital communities.
La pratique ethnographique sous la forme de la recherche sur le terrain constitue une partie inhérente, pour ne pas dire primordial, du travail de l’ethnologue. Son importance ainsi que les changements d’approche et de méthode au fil du temps au sein du Centre des Recherches du Folklore Hellénique de l’Académie d’Athènes (CRFH) a fait l’objet de plusieurs analyses notamment pendant la période la plus récente qui est caractérisée par une préoccupation intense pour le passé des études folkloriques et une humeur réflexive [Hafstein, Margry 2014; Bula, Laime 2017; Harvilahti et allii 2018; Karamanes 2019].
En ce qui concerne la tradition scientifique dont proviennent les travaux que nous décrivons et en partie la présentation qui en suit dans cet article, est celle des Archives de Folklore (renommées en Centre des Recherches du Folklore Hellénique en 1966), une institution de recherche d’envergure nationale fondée en 1918 et insérée sous la tutelle de l’Académie d’Athènes en 1926.
Le fondateur des Archives de Folklore (actuellement CRFH), Nicolaos G. Politis (1852-1921), à la fin du XIXe siècle a dû, pour établir le domaine scientifique d’étude de la culture populaire en Grèce (Laographie), livrer de farouches combats contre ses collègues conservateurs de la faculté des lettres de l’université d’Athènes, philologues qui étudiaient les lettres classiques et ne valorisaient guère ni l’étude de la littérature orale en grec moderne ni celle de la culture populaire en général. En effet, les sciences sociales n’existaient pas en Grèce à cette époque. Politis a littéralement construit le domaine de la Laographie, en entretenant un réseau de correspondants-informateurs dans les provinces grecques, par ses écrits, par le biais de ses cours à l’Université d’Athènes où il a formé des folkloristes, par la fondation de la Société hellénique de Folklore en 1908, tout en définissant ses thématiques ouvrant ainsi la voie à l’élaboration d’inventaires et de classifications par ses disciples dans les décennies qui ont suivi. De l’autre cote certains aspects de ses approches qui étaient associés à la «continuité» (synecheia) culturelle entre la Grèce ancienne et moderne et relevaient d’un esprit romantique et souvent ethnocentrique ont reçu une critique extrêmement négative [Karamanes 2017].
Aux Archives de Folklore/CRFH à partir de leur fondation, pendant l’entre-deux guerres et surtout après la fin de la guerre civile, dès 1950, les enquêtes sur le terrain deviennent très systématiques et méthodiques, malgré la pénurie des moyens techniques, les conditions difficiles de communications et de transports et le nombre limité du personnel1, visant la collecte du matériau folklorique, c’est-à-dire les éléments d’une culture qui disparaissait très rapidement à cause de l’exode rural et de l’immigration vers l’étranger. Cette pratique ethnographique transformée plusieurs fois au fil du temps sur ses approches théoriques, son terrain de recherche et ses pratiques, ses buts, continue jusque à nos jours. Le CRFH surtout grâce à ces recherches sur le terrain dispose une vaste archive de manuscrits avec de collectes de matériau ethnographique, des enregistrements sonores est cinématographiques, une collection d’objets museaux ainsi qu’une bibliothèque spécialisée [kentrolaografias.gr, academyofathens.gr]. Il est intégré dans le réseau national de recherche et d’enseignement supérieur et les chercheurs enseignent des cours de laographie et anthropologie sociale aux universités, participent à la supervision des thèses doctorales etc.
En effet, actuellement, les chercheurs du Centre (12 en nombre plus 2 membres du personnel technique) mènent chaque année des missions pour faire des enquêtes sur le terrain. Leur durée était de 20 jours par an, les deux décennies qui ont précédé la crise grecque (2011). Elle est limitée à 7 jours, une durée très souvent prolongée grâce à des collaborations avec des Municipalités, des acteurs sociaux, des associations etc. A ces missions annuelles il fout ajouter des courts séjours sur le terrain à des occasions spéciales.
Les confinements successifs et les diverses limitations à la sociabilité durant la période pandémique a rendu difficile la pratique de la rencontre ethnographique, qui était même suspendue. Des mesures très strictes, avec confinement à domicile de la population et restrictions de voyager, ont été appliquées par les autorités grecques au début de la pandémie (mars-mai 2020). Ensuite des mesures de confinement variables comme: couvre-feu, télétravail, interdiction de voyages interdépartementales (fin octobre 2020-mai 2021), télétravail, port de masques, divers degrés de limites aux rassemblements (depuis novembre 2021 jusque le printemps de 2022) ont été imposées selon les facteurs suivants: les donnes épidémiologiques, le nombre des hospitalisations et des décès par rapport avec la capacité des hôpitaux et le cout politique, le progrès des vaccinations, la gestion des activités économiques et notamment du tourisme. Il a été remarqué p.e. que l’enlèvement des restrictions à la sociabilité, aux voyages etc. coïncidait avec l’ouverture de la saison touristique (surtout en mai 2021).
Depuis une certaine stupeur des premières semaines, voire mois, de confinement, qui n’a pas modifié officiellement le planning de missions du CRFH sur le terrain pour l’année 2020, on a envisagé les modalités de leur réalisation. Les rituels religieux et les pratiques festives étaient exclus pour la simple raison qu’ils étaient annulés. Certains chercheurs ont repris l’étude de pratiques agricoles et pastorales dont l’approche (qui inclue l’observation participante, micro-interviews etc.) se fait dans la campagne, en plein air (p.ex. missions dans le massif du Pinde). Le travail ethnographique très souvent orienté vers la belle saison a dû s’adapter suivant les changements de données épidémiologiques des certains lieux. Des missions en Péloponnèse, en Crète, île de Cythère, île de Kalimnos ont ainsi eu lieu pendant 2020 et 2021. A Kalimnos (Dodécanèse), par exemple, les données épidémiologiques locaux ont permis une mission sur le terrain en novembre 2021 pour l’étude de la condition féminine dans les familles des pêcheurs d’éponges, comme celle de 2020 ayant été annulée. Des particularités locales, dues à des raisons culturelles et socio-économiques apparaissent derrières le «nombre officiel» des cas confirmés, des hospitalisations et des décès.
Depuis le début de la pandémie du COVID-19 on a remarqué la formulation des collectivités digitales qui se réfèrent aux activités publiques en publiant du matériel (photos, vidéos etc.) et en discutant des expériences collectives vécues par les membres des groupes ainsi que des faits du temps antérieur, d’un passé plus lointain. Au CRFH on a planifié des projets de recherche qui visaient à étudier les réactions des communautés locales face à l’état d’exception provoqué par la pandémie de coronavirus. On a donc proposé des projets avec l’intention d’explorer l’impact culturel des épidémies plus anciennes et les réactions actuelles des personnes dans les communautés locales, leurs perceptions, récits et comportements en relation avec la pandémie de coronavirus. On a inclus les légendes modernes et divers types de récits numériques sur l’origine, la précaution, la prévention et le traitement efficace du coronavirus, ainsi que les pratiques préventives populaires traditionnelles et nouvelles. De plus, l’impact de la pandémie sur les pratiques coutumières annuelles des communautés locales et les «réactions numériques» des populations face à cette nouvelle situation2.
Evangelos Karamanes a présenté au colloque digital EURETHNO de Lodz en 2021 quelques cas spécifiques dont on rappelle ici quelques-uns à titre d’exemple. Pendant la quarantaine, des habitants des villages, ravagés depuis des décennies par l’exode rural, ont décidé de faire passer le temps du confinement au domicile familial en quittant les grandes villes et participant ainsi de manière plus intense au débat public sur le sens et l’importance des festivités publiques et leur évolution dans le temps, la gestion des mémoires de fêtes, mais aussi en ce qui concerne les affaires publiques de la région. Nous avons évoqué notamment une action de protection de l’environnement qui a eu lieu contre des projets d’installation d’une unité de traitement des déchets à proximité d’habitats et très nocifs en apparence. On a également noté l’importance des retransmissions télévisées (nationales et locales) et du streaming en direct de certaines églises pour les messes dominicales et fériées. Un autre point important est la reproduction sur internet (Facebook, blogs, etc.) du matériel des festivités passées qui ravive les souvenirs des participants. Les commentaires, remarques, propositions des participants sont très explicites et constituent des propositions pour l’organisation des futures célébrations. Des souvenirs de «régularité» viennent «solidifier» les communautés locales.
Nous avons à faire dans ce cas à des communautés, on dirait des communes imaginaires, supra locales qui formulent leur expression via les réseaux sociaux (et évidemment en suivant leurs règles et les facilités qu’elles mettent à la disposition des usagers). Particulièrement dans une situation irrégulière comme celle du confinement, des questions de mémoire (et locale en particulier) surgissent, notamment sur la façon dont la localité ou l’appartenance à une communauté affecte le matériel numérique. Les sociétés et communautés locales travaillent et formulent les télécommunications, créent une certaine sphère publique avec de nouvelles caractéristiques. Ils formulent la notion de temps vécu de leurs membres ainsi que le temps imaginaire qui renvoie à leur constitution, la perception de l’enregistrement dans le temps des activités de leurs membres. Les membres décédés sont inclus dans la communauté via des documents (photos, livres, vidéos) mais aussi via des témoignages de vivants. Face à ces défis importants, les chercheurs du CRFH ont répondu de diverses manières, toujours avec l’idée que la culture populaire n’est pas un ensemble statique d’éléments mais exactement le contraire: elle change et mute selon les conditions sociales.
Le terrain de recherche à cet effet est l’Internet et pratiquement le Facebook, car un grand nombre de sources y sont publiés chaque jour [Tartaglia, Kinney, Widmayer, Morel, Ahlstone, Schmidt 2023]. Des tels travaux ont été déjà présentés dans des colloques en Grèce, notamment par des jeunes chercheurs3. D’après les travaux dont nous avons eu connaissance, on suit une approche méthodologique mixte combinant analyse bibliographique, quantitative et qualitative. Dans notre cas nous avons enquêté sur la relation des sources en ligne avec la culture populaire. On utilise l’analyse statistique avec l’analyse critique du discours pour interpréter le matériau collecté lié à divers sujets pendant la période de la pandémie de COVID-19 dans la réalité grecque. Nous avons travaillé avec un corpus d’un millier d’images et de textes. Ces sources, surtout de mêmes, ont été collectées au moment des faits, sauvegardées et classifiées aussitôt avec l’aide précieuse de la secrétaire du Centre Anthoula Bakoli.
Nouvelles formes d’expression populaire et de critique
Les méthodes et les objectifs du travail sur les sources Internet ont suivi un principe commun: que les réarrangements ci-dessus ne sont interprétés que si l’étude de la culture populaire (par l’ethnologie et la folkloristique, en particulier en Grèce par la laographie) est comprise comme une métaphore étendue du changement social qui fournit un cadre narratif pour la négociation du sens, de la validité et de l’impact sur le système culturel de valeurs et d’identité [Hafstein 2000, 96]. Dans ce cas, la pandémie du COVID-19 a redéfini le système culturel et a entraîné en même temps un changement fondamental dans les moyens d’expression. Car les conditions extraordinaires qui présupposaient la limitation de la socialisation par la distanciation forcée et le confinement ont entraîné le renforcement d’autres types de communication. La communication numérique a rapidement introduit de nouvelles formes de folklore, en ligne et immatérielles, telles que des mèmes, des hashtags, des légendes urbaines ou d’autres éléments de la culture numérique. La formule du mème contemporain est apparue comme le genre le plus visible et le plus expressif dans la communication sur les réseaux sociaux de la culture participative de la période pandémique [Dynel 2021; Kalmre 2023, 33]. Définit comme «un concept (texte, image, vidéo) massivement repris, décliné et détourné sur Internet de manière souvent parodique, qui se répand très vite, créant ainsi le buzz»4, le mème a été considéré par les folkloristes, anthropologues et ethnologues souvent inspirés par les œuvres de Shifman, comme ayant des analogies avec de genres de l’oralité populaire traditionnelle (contes, légendes etc.) et contemporaine (légendes urbaines, infox etc.) [Shifman 2007, 2012, 2014]. Ses principales caractéristiques sont la répétitivité, la dialogicité, la créativité, le sens artistique, l’imagerie, l’imprévisibilité, l’adaptation au contexte numérique, la simplicité ainsi que la brièveté du message [Wiggins, Bowers 2015]. Ce dernier définit un format commun, soit basé sur une image (version la plus concise dans laquelle l’image exprime exclusivement le message), soit sur du texte (version la moins concise) soit sur un hybride associant image et texte (version la plus courante) [Shifman 2014].
Cependant, la caractéristique la plus fondamentale du mème est l’humour [Nicholls 2020; Chłopicki, Brzozowska 2021; Olah, Hempelmann 2021; Fiadotava 2021; Fiadotava, Astapova, Hendershott, McKinnon, Jürgens 2023]. Il exprime une adaptation à l’environnement moderne et a été étroitement associé aux contes drôles et exagérés (schwank et tall tales), puisque l’humour y joue un rôle primordial [Klintberg 1990]. C’est un moyen de reformuler les événements d’une manière moins grave ou moqueuse qui ajoute un effet adoucissant et généralisant au message (même s’il s’agit du message d’angoisse et de doute) [Laineste 2022; Kalmre 2023, 34]. C’est aussi l’outil principal pour effectuer la satire et la critique sociale, qui est cependant plus douce que dans d’autres formes numériques telles que les théories du complot, les infox (fausses nouvelles) et parfois les légendes urbaines. L’humour dans ce cas émane de l’actualité et exprime la réflexion contemporaine, rendant le mème pouvant être considéré comme une sorte de critique médiatique vernaculaire basée sur l’actualité qui vise non seulement le divertissement mais la satire caustique [images 1-6] [Blank 2012, 5-10]. Cela implique que le mème se distingue par un fort caractère social qui doit être validé par le concept de diffusion rapide et étendue (viralité) [Nounanaki, Kakampoura 2020, 155]. L’acte de partage présuppose le sentiment d’identification de l’utilisateur au message et donc plus un média est partagé plus il a de succès.
Bien qu’il ait été considéré que la culture participative qui opère à travers les mèmes est souvent très intense et universelle [Kalmre 2023, 33], nous pourrions affirmer que dans de nombreux cas, elle exprime des communautés ou des groupes d’individus spécifiques. Dans ce cas, nous ne parlons pas de communautés traditionnelles qui obéissent aux règles de la localité, mais de communautés en ligne qui se caractérisent par un code (de langue, d’idéologie, de valeurs) commun. À l’époque du COVID-19, ce code, qui s’exprimait nécessairement en ligne en raison des conditions, a créé des communautés numériques avec des principes et des idées communs. Souvent, le sujet des mèmes sont les effets de la pandémie sur la vie sociale, ce qui signifie que dans ce cas, ils sont de caractère neutre et même collégial.
Img 1. «Menoume spiti» - nous restons cheznous: Permettez-moi de vous demander: est-ce que vous voyez aussi au logo 4 cyprès [symbole des cimetières et de la mort] et une croix [en cette occasion symbole des funérailles]? (Commentaire sur le logo officiel du gouvernement). (Source: Facebook).
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