Manger au temps du Covid: ethnographies urbaine et rurale auprès de personnes migrantes et immigrantes, minorisées, dans le Bordelais

Eating during Covid-19: urban and rural ethnographies with minorized migrants and immigrant people in the Bordeaux region

Chantal Crenn

Université de Montpellier Paul Valéry, France

Sarah Marchiset

Université de Montpellier Paul Valéry, France

Isabelle Techoueyres

Secrétaire d’édition pour Anthropology of Food, France


Indice

Introduction

Les paysages alimentaires et migratoires du bordelais, entre ville et campagne: éléments de cadrage

La crise du Covid-19: expériences communes et disparité des situations

Conclusion

Bibliographie


Abstract

This article is based on ethnographic work carried out in the area of Bordeaux within the frame of the European project Food2gather dealing with food and migration. We explore the food practices of people in situation of precariousness, mostly exiles, migrants, undocumented workers, settling in the Bordeaux area, not as a “social and cultural isolate” [Abélès 1996; Althabe 1985], but as part of the global foodscape [Dolphijn 2004; Watson 2013]. This concept enables us to examine the multifarious dimensions of food, from field to fork and beyond, as well as the economic, political, social and symbolic aspects involved. Through diversified and complementary fieldwork methods, both in urban and rural contexts, we investigate the mobilisations and solidarities deployed by militants and volunteers defending the cause of people in situation of migration and ethnic or social minorization. We unveil, through the prism of food, the social injustices, particularly during the Covid-19 crisis. By illustrating how agriculture, food, migration and solidarities are closely interrelated, we highlight how the various food itineraries provide information in terms of unequal rights, social (in)justice and unequal values conferred to lives and bodies.

Keywords: Food aid, migrations, minorities, inequalities, Covid 19.


«Expressions de solidarités». La photo à gauche represente Ste-Foy-la-grande, mai 2020, les Râteleurs proposent des ateliers "soupe" en coordination avec les Restos du Coeur; la photo à droite montre Cenon, juillet 2020, fête de la Free Zone pour contrer l'évacuation des familles migrantes.

Introduction

Chercheures au sein du projet européen Food2gather1, nous menons un travail de terrain entre ville et campagne en Gironde, dans la Métropole bordelaise et le Pays Foyen en territoire viticole, depuis mai 20192. Au cœur de cette recherche se loge l’alimentation, que le concept de foodscapes [Dolphijn 2005] permet de complexifier. Du sol aux déchets, des pratiques individuelles aux politiques publiques, nous essayons de comprendre comment l’alimentation, en contexte migratoire, peut être productrice d’inégalités sociales, révélatrice des dynamiques (in)hospitalières à une échelle locale, autant que vecteur d’«en-partage de la condition humaine» [Augé 2021] ou culinaire  [Crenn 2022]. En outre, impactée par la crise pandémique du Covid, notre étude nous a emmenées à examiner de près cette situation inédite.

Entre ville et campagne, nous côtoyons des personnes venant du monde entier, aux parcours très hétérogènes. Certaines, arrivées récemment, sont souvent catégorisées comme «migrantes» ou «exilées». En quête d’un statut légal, nous les rencontrons principalement dans les squats bordelais, mais aussi dans le Pays Foyen où elles sont embauchées dans des exploitations fruitières et viticoles. Elles y côtoient les immigrant-es [Noiriel 2005] installé-es de longue date, à Sainte-Foy-La-Grande, que nous rencontrons aussi sur le terrain. Si toutes ces personnes ont des trajectoires globales (migratoires, résidentielles, administratives, professionnelles, familiales, alimentaire) distinctes, elles ont toutefois en commun d’expérimenter des situations – mouvantes – de précarité (alimentaire notamment) et de minorisation ethnique. Nous rencontrons aussi des personnes établies qui se mobilisent pour et avec ces dernières afin de limiter les incertitudes, et suivons ces mobilisations – parfois discrètes – dans lesquelles l’alimentation occupe une place variable, mais devenue centrale pendant les confinements dus au Covid3.

D’une manière générale, la période de «crise» de la pandémie a aggravé les situations de précarité, avec des pertes d’emploi et baisses de revenus, augmentant considérablement le phénomène de dépendance à l’aide alimentaire4 pour se nourrir. Ceci touche particulièrement les personnes «migrantes» qui représenteraient plus de la moitié des inscrit-es à l’aide alimentaire, et qui ont fait l’objet d’une attention toute particulière de la part des associations et collectifs dans la métropole bordelaise. Nous faisons également le constat d’une précarisation alimentaire croissante chez les immigrant-es et migrant-es du pays foyen. Dépendant de l’aide alimentaire pour se nourrir, ces personnes minorisées travaillent pourtant dans les vignobles du Bordelais (secteur qui traverse une autre «crise» économique, celle-là due à la chute de la consommation de vin, à la concurrence d’autres vins français et étranger et au changement climatique), participant ainsi à la fabrique du paysage agri-alimentaire dans son ensemble, sans toutefois bénéficier de reconnaissance officielle.

Partant à la fois des paysages alimentaires vécus par les personnes minorisées, et de la fabrique des processus de solidarisations par l’alimentation, nous interrogeons conjointement les (tentatives d’) installations des migrant-es et des immigrant-es, le traitement politique de l’exil et de l’émigration, et les réponses institutionnelles et citoyennes – soient-elles «ordinaires» [Carrel, Neveu 2014] – à leur égard. Nous analysons ainsi les discriminations vis-à-vis de ces minoritaires sociologiques, et les manières de «faire face» à la précarisation constante, par le prisme de l’aide alimentaire. In fine, nous interrogeons leur «place» dans nos sociétés (assignée, mais aussi celle qu’elles se créent), tout en dévoilant des injustices alimentaires et la manière dont le Covid a rendu plus saillantes encore les frontières symboliques et matérielles qui séparent les minoritaires des majoritaires [Pietrantonio, 2005]. Nous questionnerons ainsi les situations de minorisation sociale et ethnique en temps de Covid.

Nous exposerons dans un premier temps quelques éléments de cadrage des foodscapes de la région bordelaise, de la ville à la campagne. Puis, suite aux différents confinements, nous montrerons les disparités dans l’aide alimentaires qui se sont révélées entre milieu urbain et rural en général et vis-à-vis des dits migrant-es en particulier. Nous montrerons enfin comment la pandémie a mis en exergue l’interdépendance entre ville et campagne (en termes d’aide alimentaire, de besoin de main d’œuvre agricole, de relégation territoriale, etc.).

Les paysages alimentaires et migratoires du bordelais, entre ville et campagne: éléments de cadrage

Au côté des personnes immigrantes installées de longue date, les personnes migrantes, en attente d’une potentielle régularisation, participent du cosmopolitisme ordinaire dans la métropole bordelaise. Entre invisibilisation et usage affiché de la valeur actuelle accordée à l’ethnique [Raulin, Crenn 2022], ce dernier se déploie de façon visible au cœur de sa ville-centre. En y déambulant, les anthropologues saisissent la globalité cosmopolite dans la localité et vice versa, à partir des lieux alimentaires – épiceries, restaurants notamment – qui agissent comme porte d’entrée sur la ville-monde et les personnes qui y vivent, voyagent, attendent, consomment, travaillent… Pour reprendre les termes d’Anne Raulin [1999], à Bordeaux «l’ethnique est quotidien» et se loge partout, même là où on ne l’attend pas.

Ainsi existe-t-il une face cachée du cosmopolitisme local à Bordeaux ou, dirions-nous, une «condition cosmopolite» invisible, pour reprendre l’expression de Michel Agier [2013]. Il se révèle en partie dans les réseaux d’aide alimentaire où beaucoup de migrant-es sont aussi bénévoles, ce qui représente, pour ces personnes prises dans des temporalités suspendues [Agier et al. 2011], une opportunité pour «faire sa place». C’est un moyen de remplir le temps, en alimentant non seulement son corps mais aussi son carnet d’adresse, ses compétences, tout en améliorant son dossier administratif, dans le cadre de la «méritocratisation» pour l’accès à un statut légal [Simonet 2020; Aubry 2019]. Cette «condition cosmopolite» invisibilisée se fabrique donc également dans les squats bordelais où vivent nos interlocuteurs et interlocutrices migrant-e-s plus récemment arrivé-es et confronté-es à l’enchevêtrement des précarités administrative, résidentielle et alimentaire. Eparpillés dans la métropole, c’est notamment au cœur du quartier Saint-Michel – historiquement populaire et d’immigration – que, durant notre enquête, sont réquisitionnés nombre de bâtiments vides par des militants, pour en faire des lieux de vie5, «sas d’entrée dans la ville» [Wirth 2006], dans lesquels se déploient aussi des initiatives d’aide alimentaire et de cuisines collectives. Bien qu’en pleine gentrification, ce quartier reste ainsi un lieu privilégié de l’exercice des «solidarités». Faute d’accès à un logement conventionnel, nos interlocuteur-ices y fabriquent leur home [Matta, De Suremain, Crenn 2020], mais investissent aussi le quartier en se mobilisant, en consommant des produits qu’ils ne trouvent pas ailleurs, et pour certain-es, en y travaillant (souvent en restauration). C’est aussi dans ce quartier qu’un «élan de solidarité» voit le jour durant l’été 2019, à la suite d’une série d’expulsions orchestrées par la Préfecture qui illustre la politique globale d’un Etat inhospitalier, et face à laquelle les municipalités – même étiquetées à gauche sur l’échiquier politique et ayant signé la charte des villes accueillantes6 – réagissent peu. Touristes, militants et personnes exilées se côtoient ainsi sur la place publique où les premier-es flânent, tandis que d’autres occupent l’espace7 en contestant les politiques inhospitalières, et en organisant des distributions de repas.

A travers des pratiques qualifiées de «solidaires» par leurs activistes, ce quartier de Bordeaux dialogue avec des habitant-es de la campagne bordelaise, particulièrement de la région de Sainte-Foy-La-Grande. En effet, certain-es militant-es œuvrant dans les squats urbains habitent le Pays Foyen pourtant situés à 80 kilomètres, tandis que certaines associations de Sainte-Foy-La-Grande laissent une partie de leurs dons alimentaires à l’Athénée Libertaire8 en 2019. Enfin, c’est aussi depuis Bordeaux que les liens se font. Les assistantes sociales bordelaises orientent les personnes sans logement vers la Bastide foyenne aux loyers peu élevés, tandis qu’un réseau informel situés sur la place du quartier St Michel vante «l’Eldorado foyen» aux jeunes migrants fraichement débarqués et en quête d’emploi et de logement. Ainsi, Saint-Michel est un «lieu d’accueil» des dits «clandestins» qui se rassemblent le matin avant d’être «ramassés» pour être emmenés sur les chantiers ou dans les entreprises viticoles [Victoire 2007, 62] aux alentours de Ste-Foy, où ils et elles sont souvent logé-es dans des logements de fortunes [Crenn, 2017].

Bastide médiévale située à 80 kilomètres de Bordeaux, Sainte-Foy-La-Grande est une petite ville rurale de 2627 habitants (INSEE 2019) composée de paradoxes. Elle est le centre-ville d’un espace viticole réputé, tout en étant depuis 2014 inscrite dans des projets de Politique de la ville et soumise aux procédures policières des quartiers labélisés territoires «de reconquête républicaine»9 depuis 2021. Le taux de pauvreté s’y élève à plus de 41% avec un taux moyen de chômage à 34 % (Pole emploi 2022). Pour échapper à la catégorisation « banlieue », celles et ceux qui se considèrent comme des «établi-es» (autochtonie affichée par exemple sur la page Facebook «Tu es Foyen si.») du fait de leur connaissance «du temps d’avant»10, de leur généalogie ancrée, de leur pratique du rugby ou du foot, de leur connaissance du monde viticole, n’expriment cependant pas leurs différentes origines (italiennes, espagnoles, portugaises, marocaines). Ainsi concernant «la foyennité»11, on constate que les appartenances sont modélisables en fonction des moments, des situations, entre celles et ceux qui sont issu-es de familles européennes et celles catégorisées comme «Arabes». Pourtant, à y regarder de plus près, on ne peut que constater la diversité des provenances des personnes qui font vivre ce territoire au quotidien [Crenn 2017 ; 2020]. Cela est particulièrement visible lors du marché hebdomadaire [Crenn et Lacombe 2021] classé «Marché préféré des Français» et fréquemment décrit par les médias comme un lieu aux aliments, goûts, mets et sonorités cosmopolites ; ou bien lorsqu’au petit matin mobylettes et estafettes «ramassent» au bord de la route des travailleur-es immigré-es (parfois «sans papier») pour aller épamprer, tirer les bois, vendanger ou récolter pommes et prunes. Ici «l’ethnique est quotidien» [Crenn 2020] mais n’est pas reconnu par la municipalité (orientée à droite au moment de l’enquête et parfois influencée par certains élus d’extrême droite) ni par les agents touristiques, bien au contraire. La promotion d’un tourisme viti-vinicole rend difficile l’affichage de la diversité ethnique, pourtant historique et présente dans l’espace public – et n’est d’ailleurs pas attendue par les touristes étrangers (souvent urbains) en quête «d’authenticité paysanne» et de dégustation de «vins de terroir».

Ici les difficultés de la vie exacerbent les tensions face à la concurrence à l’emploi et au constat que «l’argent ne ruisselle pas de Bordeaux à Sainte-Foy-La-Grande», comme l’ont souligné T. Oblet et O. Chadoin12. Difficiles aussi les mobilisations en faveur des personnes considérées comme migrantes13. Elles sont plus discrètes qu’à Bordeaux. D’ailleurs, contrairement à Bordeaux, ces dernières14 ne rejoignent que peu les rangs des bénévoles: elles sont le plus souvent reléguées15 au rang de «bénéficiaires». Par ailleurs, l’existence de squats, perçus comme l’expression ordinaire de la pauvreté et de l’exploitation en milieu agricole, loin des idéaux politiques brandis par les militants bordelais, invisibles donc rarement évacués, est largement tue par les élus qui cherchent à rendre attractive leur bourgade. Pendant la pandémie du Covid-19, dans ces « campagnes en déclin » [Coquard 2019] l’exercice d’une solidarité ouverte par les rares associations locales est rendu extrêmement difficile16 envers celles et ceux qui sont catégorisé-es comme «étranger-es», «Arabes» (migrant-es ou immigrant-es) et «pauvres».

La crise du Covid-19: expériences communes et disparité des situations

Des migrants, des bénévoles: s’alimenter en ville via les réseaux de solidarités alimentaires

Mars 2020: le confinement est annoncé, tout le monde est appelé à rester chez soi ou doit se justifier auprès de la police pour se déplacer. Les espaces publics se vident. Pourtant, à observer les files d’attentes sur les trottoirs, le contraste est frappant. Les personnes les plus poussées aux marges de la société se regroupent devant les points de distributions alimentaires à différents endroits de la métropole bordelaise. Les initiatives se multiplient pour compenser la fermeture de plusieurs associations majeures. Les centres sociaux se mobilisent, les pouvoirs publics préparent des soutiens financiers17 et des dispositifs nouveaux, tels que la mise en relation producteur-consommateur. Les mécénat et dons individuels sont cependant les plus élevés. Des solidarités alimentaires se fabriquent à partir de l’engagement renforcé de certaines associations ou collectifs, opérant déjà dans ce secteur ou non, et des particuliers, apportant de l’alimentation dans les lieux de vie. Chacun tente de s’adapter au contexte sanitaire pour se protéger d’un virus qui angoisse, ce qui a parfois pour effet de renforcer la frontière entre «bénévoles» et «bénéficiaires»18, embarqué-es dans une relation intrinsèquement hiérarchique où les seconds se voient souvent infantilisés par les premiers: en plus de devoir apprendre à «mieux» manger, selon des critères subjectifs empreints de morale, influencés par les discours de santé publique («manger cinq fruits et légumes par jour») et combinés à l’injonction contradictoire de «se contenter» des restes et des surplus aléatoires des supermarchés qui défiscalisent en les «donnant» [Duboys de Labarre et Crenn 2020; Paturel 2020], ils devront aussi apprendre à «mieux» se protéger face au virus (bien porter le masque, distanciation sociale, lavage des mains). De «bénévole» à «bénéficiaire», la ligne de démarcation est teintée par le soupçon, nous renvoyant aux clés de lecture relationnelle rapportées par Goffman [1975]: être catégorisé «pauvre» et «étranger» revient à porter un double stigmate, rendu saillant pendant ce premier confinement, qui nous renseigne sur ces relations inégales à l’intérieur desquelles s’imbriquent rapports de classes, ethnicité et race.

Comprendre sensiblement ce que le Covid a provoqué comme bouleversements dans les vécus – alimentaires plus précisément – de nos interlocuteur-ices dits «migrants», nécessite de connaitre ce à quoi ressemblait les (sur)vies quotidiennes de ces derniers, avant la crise sanitaire. Lamarane, trentenaire Guinéen débouté de l’asile, comme beaucoup d’hommes avec lesquels il cohabite dans un squat, se nourrit en grande partie grâce aux denrées distribuées par les associations locales. Avant le Covid, il se déplaçait quotidiennement, guidé par les réseaux de solidarités. Selon lui, cette nourriture remplit davantage l’estomac que les fonctions symboliques, sociales, culturelles, hédoniques, intrinsèques à l’alimentation: la précarité alimentaire se caractérise par l’injonction à se contenter des rebuts de l’industrie agroalimentaire et l’absence de choix traduit une violence alimentaire [Bonzi 2021] aggravant le syndrome post-traumatique qui touche un grand nombre de personnes exilées [Prieur et al. 2022]. Pour autant, le fait de connaitre les réseaux et de se déplacer lui permet a minima de «choisir» dans quelle association aller (choix orienté par exemple par la mise à disposition ou non de piment) et par là, d’exprimer sa subjectivité de mangeur.

Dans l’ordinaire d’un quotidien où la menace de l’expulsion domine [Le Courant 2022]19, et dans lequel l’incertitude est reine20, travailler, même sans autorisation, sans contrat, ou avec les papiers d’un tiers, permet alors à nombre de nos interlocuteur-ices de limiter les effets de dépendance aux réseaux dits de «solidarité» [Crenn, Marchiset, Techoueyres à paraître], et de décider ce qui composera le repas, de faire ses courses là où ils et elles le désirent. Des plats bons à penser sont alors cuisinés dans des logements de fortune, témoignant des spécificités des parcours individuels. Pour Yaya, la cuisine quotidienne doit être faite «avec le cœur ouvert» et servir à «faire du bien» aux mangeur-euses qui l’incorporent. Chef cuisinier dans un squat, il recompose chaque jour une cuisine qu’il dit «guinéenne», héritée de sa grand-mère, mais réinventée au fil de sa trajectoire migratoire: son passage par l’Italie où il a travaillé dans un restaurant puis sa position de cuisinier bénévole dans un centre d’accueil à Briançon, nourrissant une soixantaine de personnes quotidiennement. Dans son discours, ses origines guinéennes et familiales sont mises à l’honneur ; sa cuisine, ni en continuité ni en rupture, témoigne de la créativité [Abbots 2016] à laquelle donne lieu la richesse de son parcours21. Elle est un moyen d’expression fort de la pluralité et de la mouvance de ses sentiments d’appartenance à travers lesquels il se définit en tant qu’individu au service de la communauté autour de lui.

La temporalité du Covid et des confinements successifs ont eu pour effet de piétiner l’expression de ses subjectivités par l’alimentation, en limitant la possibilité de faire corps avec une nourriture choisie [Abbots 2016]. L’impossibilité de vivre des «débrouilles»22 et l’augmentation des contrôles policiers conduisent de nombreuses personnes sans-papiers à s’enfermer dans ces logements précaires souvent délabrés. Beaucoup d’entre elles se retrouvent sans travail et mettent en suspens leur activité de bénévoles dans l’aide alimentaire. Plusieurs habitants de squats sans-papiers nous racontent qu’il s’agit de limiter les déplacements pour ne pas croiser la police et ainsi éloigner la perspective d’un enfermement et d’une expulsion potentiels. Dans ce contexte, la dépendance aux réseaux de solidarités pour se nourrir est à son paroxysme – même si les habitant-es de certains squats parviennent à cultiver un potager. Sortir devient sujet d’angoisse pour certaines qui préfèrent «se contenter» des restes aléatoires apportés par les associations, sources de frustrations et conflits, tandis que d’autres, la peur au ventre, font la queue dans la rue pour récupérer un colis alimentaire, essayant d’être invisibles. S’alimenter se réduit alors d’autant plus à une fonction biologique que le corps, lui, est vécu comme diminué, abîmé, frustré. L’appétit est souvent perdu, et les dégoûts que suscitent parfois les restes amplifient le repli sur soi. Les personnes migrantes qui occupent une position de bénévole paraissent alors «privilégiées»: elles peuvent rester actives tout en maintenant un lien social parfois très fort au sein des associations ou collectifs23, et bénéficient de davantage de «choix» (même relatif) parmi les denrées qu’elles pourront récupérer.

Placées en situation d’insécurité alimentaire et résidentielle, ces personnes doivent redoubler d’énergie, de réseaux et d’imagination pour pouvoir (re)créer une cuisine qui assure l’ensemble des qualités intrinsèques à l’alimentation. Vecteur de liens, permettant d’incorporer des symboles rassurants par des goûts, odeurs, textures, visuels familiers, la nourriture joue en effet un rôle central au cœur de ces quotidiens dominés par l’incertitude. Or nous avons vu le caractère inadapté de l’aide alimentaire – résultant de choix politiques et économiques [Paturel 2018] – face aux besoins nutritionnels des mangeurs mais aussi symboliques vis-à-vis du nourricier, tandis que les bénévoles s’efforcent d’offrir du choix, redoublant de travail pour renouveler et fournir des colis qu’ils espèrent «bons». Reposant largement sur une certaine vision de la charité, les besoins et envies des mangeur-euses précarisé-es restent peu considérés dans ce système infantilisant où les acteur-ices de la «paix sociale»24 sont aussi les défenseurs d’une lutte anti-gaspillage qui a pour effet de flouter le fonctionnement global de l’aide alimentaire. Les bénévoles ont une posture ambivalente. Ils sont le plus souvent conscients de donner des «restes» défiscalisés qui participent du système agroalimentaire industriel et marchand mais, pris dans l’urgence de la faim, combinée, dans le cas des personnes migrantes précarisées, aux problématiques administratives, résidentielles, d’accès à la santé et à l’éducation. Ils ont connaissance, pour la plupart, des arcanes du système d’aide alimentaire qu’ils et elles jugent pervers dans son fonctionnement, contraire à l’urgence sociale et environnementale ressentie par la plupart de nos interlocuteur-ices. Certain-es tentent alors des actions alternatives, en rupture avec la dépendance aux supermarchés, mais se retrouvent pris par l’urgence de la faim qui s’étend pendant la pandémie.

Une critique trop vive du fonctionnement de l’aide alimentaire entacherait leur engagement (la sensation de mal faire), alors même que certain-es y consacrent tout leur temps. Certain-es bénévoles cherchent à se rassurer face aux violences alimentaires vécues par les bénéficiaires puisque beaucoup consomment les mêmes produits que ces derniers. Ils se fournissent aux mêmes endroits, avec le sentiment de ne pas avoir accès, eux non plus, au «bien manger» (défini par le «bio», «local», «direct producteur») qui semble réservé à des élites. Certains aliments-rebuts font même l’objet de convoitise, symbolisant ce que les bénévoles n’osent pas s’offrir25. Revaloriser dans le discours et les pratiques des aliments-rebuts permet de sauver la face [Goffman 1975] et garder le cap, dans l’urgence à laquelle ils tentent de pallier. Certain-es bénévoles de l’aide alimentaire se considèrent, de manière invisibilisée, comme les «petites mains» de l’agro-industrie. Dans le cadre de l’aide plurisectorielle proposée aux personnes migrantes précarisées, ces bénévoles sont aussi les «petites mains» des pouvoirs publics, évitant non seulement que des gens « meurent de faim », mais agissant aussi comme acteur-ices de l’accueil, dans une métropole qui ne met pas réellement en œuvre une politique hospitalière26.

L’aide alimentaire témoigne ainsi d’un système marchand qui renforce les inégalités et injustices alimentaires, environnementales, raciales, sociales, mais aussi agri-alimentaire, particulièrement visibles dans les zones agricoles comme la campagne foyenne.

Quelles solidarités alimentaires dans la ruralité foyenne?

A la campagne, durant la crise du Covid-19, la mise en précarité de personnes migrantes et immigrantes, souvent employées à la tâche dans les vignes, s’est intensifiée par la fermeture partielle des associations d’aide alimentaire. De plus, les décisions de la municipalité, à l’époque à droite et à l’extrême droite sur l’échiquier politique, ont renforcé les inégalités vis-à-vis de ces personnes pourtant vivant27 dans le centre-ville. Contrairement à la Métropole bordelaise, qui a étendu ses subventions aux associations non-conventionnées – notamment en direction des personnes migrantes vivant en squats et bidonvilles – Sainte-Foy-La-Grande a choisi la direction opposée, allant jusqu’à trier les «publics prioritaires»: le CCAS n’a été mobilisé qu’en direction des personnes de plus de 65 ans inscrites sur les listes électorales, sans tenir compte de leur revenu, impliquant de fait le déni de l’existence des non-inscrits, dont les «étrangers». Les rues de Sainte-Foy-La-Grande étaient totalement désertes, contrastant avec l’effervescence de Bordeaux, créant des ambiances de rue très différentes [Cheyns, 2022]. La mairie est restée fermée, la page d’accueil du site internet municipal ordonnant aux habitants: «restez chez vous!».

Les «solidarités» se sont organisées discrètement dans les associations, sur rendez-vous et par portage à domicile, puisque leur rayon d’action s’étend sur une vingtaine de communes rurales; mais de nombreuses personnes bénéficiaires ne pouvaient se déplacer. Ces associations connaissaient cependant des difficultés de fonctionnement, car la plupart des bénévoles âgées (souvent des femmes retraitées) se trouvaient assignées à résidence par crainte de contamination. En outre, la situation géographique de Sainte-Foy, en bout de Gironde jouxtant la Dordogne, pose le problème de l’approvisionnement: la Banque Alimentaire de Bordeaux, très éloignée, est la seule qui peut administrativement les fournir en nourriture. Outre le problème de l’organisation du transport des aliments depuis Bordeaux puis dans la campagne, de l’âge avancé des bénévoles, du manque de collaboration avec la municipalité, s’est ajoutée la présence de familles de travailleur-es précaires souvent sans papier, jamais vues jusque-là.

Les actrices de l’aide alimentaire rencontrées au Resto du Coeur sont très inquiètes. Leurs étagères sont vides. Leurs stocks diminuent au rythme de la réduction des aides européennes, de l’absence de collaboration avec la municipalité, les rendant davantage dépendantes de la bonne volonté des supermarchés locaux. Cette situation engendre de nouvelles formes de concurrence entre associations locales. Les tensions sont palpables. L’aide apportée par les supermarchés, par la municipalité à certaines associations caritatives plutôt qu’à d’autres, rend visible le fait que l’expression des solidarités alimentaires est dépendante des alliances ou mésalliances politiques. Enfin, la négation totale de la présence immigrée dans la petite ville, jusqu’à refuser tout acte humanitaire par la livraison de colis alimentaire, l’amateurisme quant à la prise de conscience tardive de la gravité de la situation et le tri des personnes à nourrir, ont fini de dévoiler les ambitions de certains membres de la municipalité: ne plus rendre le territoire attractif aux migrant-es pauvres mais favoriser l’installation de Bordelais-es ou Parisiens aisé-es. Contrairement à Bordeaux la «condition cosmopolite» de la Bastide n’est pas considérée comme un atout mais plutôt comme un fardeau. Il s’agit de retrouver la notabilité d’antan, une notabilité patrimoniale chrétienne et viticole.

Outre cette nostalgie d’un temps glorieux perdu à retrouver, la pandémie du Covid 19 a également dévoilé la dépendance alimentaire de Ste-Foy-la-Grande. Contrairement aux idées reçues, il y est plus difficile qu’à Bordeaux de se procurer des fruits et légumes frais. La vigne ne laisse que peu d’espace à d’autres cultures. Les quelques maraichers (souvent bio) du territoire livrent, de temps en temps, «par solidarité» disent-ils, quelques légumes non vendus aux Restos du Cœur, mais leur priorité est de vendre en quantité à «bon prix» sur les marchés de Bordeaux28. Cette vente n’est pas envisageable à la campagne où la clientèle fortunée est plus réduite tandis que d’autres entretiennent des jardins potagers. A la campagne, le panel des solidarités alimentaires est aussi plus étroit. Il est plus complexe de trouver des offres d’aide alimentaire variées: comme on l’a vu, les associations ont moins de choix parmi les agro-industriels auprès de qui ils peuvent s’approvisionner en invendus, et la faible visibilité de leur mobilisation en fait des acteurs méconnus dans le territoire girondin et au-delà, ce qui participe à limiter leurs réseaux, et donc leurs colis alimentaires.

Pour autant, la pandémie n’a pas empêché les personnes précarisées de poursuivre leurs activités de glanage, puisque le marché hebdomadaire a pu être maintenu. Elle n’a pas non plus pu museler des solidarités nouvelles qui se sont déployées malgré tout, en toute discrétion. Ainsi, la boulangère du centre-bourg a organisé avec son voisinage «marocain», selon ses propres termes, une «solidarité de farine»29 ainsi que des repas en commun, discrètement, à la nuit tombée. Selon elle, l’ambiance dans le quartier n’a jamais été aussi conviviale – ce qui est confirmé par sa voisine Aicha, qui a cuisiné soupes, pâtes et pizzas pour les plus nécessiteux de sa rue. Dans d’autres parties de la petite ville, l’entraide s’est également organisée pour qu’un approvisionnement collectif soit effectué par les personnes possédant des titres de séjours, évitant ainsi la sortie de celles et ceux qui seraient repéré-e-s et interpelé-e-s dans la Bastide déserte.

Par ailleurs, la pandémie a aussi fait naitre de nouvelles coopérations entre des acteurs qui d’ordinaire ont tendance à s’ignorer, du fait de désaccords idéologiques concernant le type d’aide alimentaire à apporter aux plus précarisé-es. Elle a aussi mis en exergue l’hétérogénéité des profils sociologiques de bénévoles impliqués, tentant de coopérer. Les Râteleurs30, «association pour le bien vivre alimentaire», associée à la Scop Saluterre, engagées dans des problématiques paysagères environnementales et la promotion «d’une alimentation durable et digne», critiquent ouvertement le système d’aide alimentaire local dépendant de l’agro-alimentaire. Certains de ses membres ont néanmoins décidé de coopérer avec les adhérents des Restos du Cœur. Bruno, co-fondateur des Râteleurs, a ainsi rejoint cette association, dont il qualifie le fonctionnement de «typique de l’aide alimentaire infantilisante et favorisant l’enrichissement de grande distribution». Il justifie son engagement du fait, dit-il, «de l’urgence», de la nécessité absolue de «faire quelque chose», et à cause de la vulnérabilité des bénévoles pratiquement tous et toutes âgé-es. Par «solidarité», il effectue alors hebdomadairement la tournée des familles habitant à l’extérieur de la Bastide (dans les hameaux) contraints de vivre des paniers préétablis31. De plus, pour lui, l’heure n’est plus alors seulement à l’éducation populaire pour une alimentation durable, mais à celle de combattre la faim, d’où l’importance d’agir vite. Cette rencontre «forcée» - mais aussi choisie pour toucher les publics précaires - avec les Restos du Cœur pendant le confinement, s’accompagne par des soupes participatives cuisinées collectivement à partir de dons de légumes des jardins potagers locaux, à l’initiative des Râteleurs. Distribuées gratuitement au marché du samedi «afin de créer du lien entre habitants confinés», ces soupes ont une signification qui s’oppose à «la charité» que ces derniers critiquent vivement. Elles sont définies comme des «soupes citoyennes»32. Prolongées à travers les ateliers de cuisine de rue installés devant les Restos du Cœur, ces soupes doivent, selon ses membres, signer une coopération et solidarité entre habitants sur le temps long. Née de l’urgence de la faim, cette «coopération solidaire», selon l’expression de Bruno, raconte aussi l’imbrication entre différents idéaux qui, à force de négociations, essaient de converger, proposant la mise en acte d’une mobilisation pour davantage de justice agri-alimentaire – entendue comme la combinaison entre justice sociale et environnementale [Deldrève 2015]. La participation des receveurs de colis des Restos du Cœur aux ateliers de cuisine de rue des Râteleurs a permis comme nous avons pu le constater ces derniers mois leur intégration à la réflexion portant sur la mise en place d’une sécurité sociale de l’alimentation en Gironde avec le collectif Acclimaction33.

Parallèlement, Laurence la présidente d’une épicerie solidaire, fille d’agriculteur, nous avoue avoir été «complètement submergée de demandes durant la période de confinement». Pourtant, aidée par la municipalité et fournie par le plus important supermarché local du fait de sa proximité politique avec eux, elle estime que le confinement a été une véritable prise de conscience pour elle quant à l’importance d’offrir des légumes frais à ses clients, qui, selon elle, ne possèdent «aucune éducation aux bons légumes». Elle cite les différentes catégories de personnes qui fréquentent son établissement, «Arabes, Gitans, Africains» et «Français», qui finalement auraient pour point commun de manger «trop gras, trop sucré, etc.». Pendant le confinement elle entreprend alors l’organisation d’un jardin potager, pour mieux les éduquer et qui connaitra, selon elle, «une belle production et un vif succès: nous avons produit cinq tonnes de légumes dans notre jardin l’an passé [2020] procurant ainsi à nos bénéficiaires une saine alimentation de qualité durant le confinement». La position de Laurence, qui s’est récemment improvisée actrice de l’aide alimentaire suite au dépôt de bilan de son entreprise informatique, se rapproche de ce que l’on a pu dévoiler dans d’autres épiceries sociales en Dordogne et Poitou-Charentes [Delavigne et Crenn, 2017]. Il s’agit pour elle d’une reconversion professionnelle où se joue sa propre citoyenneté par l’éducation des plus vulnérables, des «immigrés pauvres» à «la vie en bonne santé» via la production et la consommation de légumes. Cuisiner ces derniers occupe également dans son imaginaire comme dans celui de la plupart de ses contemporains l’emblème de l’accès à une bonne citoyenneté par la remise au travail de la terre qu’ils nécessiteraient alors que les personnes contraintes de s’approvisionner dans les circuits de l’aide alimentaire sont souvent (mais pas toujours) perçues comme des «profiteurs» voire des «fainéants».

Il est important de souligner que la majorité de nos interlocuteurs et interlocutrices engagées, y compris celles et ceux qui militent pour des modalités de production-consommation plus durables, ignorent qu’à la campagne comme en ville, certains migrants vivent «sous la menace de l’expulsion» [Le Courant ٢٠٢٢]. Ils ignorent l’absence de logements permettant de cuisiner (en squats, tentes igloo, etc.). Ils passent fréquemment sous silence la contrainte que constitue le fait de manger une nourriture qui ne fait pas sens pour ces personnes en exil. L’importance numérique et la vulnérabilité des populations dites «immigrées», pourtant maillon central du système économique viticole bordelais, n’est pas non plus (re)connue par la plupart des acteurs et actrices de l’aide alimentaire (sauf les membres du bureau des Restos du Cœur). Ces hommes et femmes invisibilisés dans l’économie locale sont le plus souvent accusés de «mal se nourrir», de ne pas être à l’heure pour la distribution des paniers, de jeter certains aliments, de manquer de respect en somme à toute l’aide déployée. Le racisme structurel installé de longue date au sein de l’économie agri-alimentaire locale est fréquemment ignoré. Les différentes générations de travailleurs et travailleuses étrangers vivent quasiment depuis 50 ans la même mise à l’écart, la même réduction à n’être que des corps serviles. Toutefois il ne faudrait pas conclure de manière monolithique cette recherche. Certain-es bénévoles nous avouent, après la pandémie, leur mal-être. Devant la rareté des aliments à distribuer et la compétition entre associations, face à la faim qui s’installe, ils ou elles nous expriment leur sentiment de «collaborer avec l’ennemi» et de participer à la perpétuation d’un système alimentaire inscrit dans une économie ultra-libérale qui asservit les travailleur-es immigré-es, parfois sans papiers, et qui s’enrichit en défiscalisant ses rebuts, consommés par ces mêmes personnes, tout en les exposants aux pesticides. Notre recherche montre alors comment les ouvriers agricoles étrangers saisonniers participant du winescape local sont tour à tour des corps utiles (construits en plus résistants que ceux des Français)34 pouvant «sauver l’agriculture française»35, ou bien des corps indésirables, menaçants et menacés d’une double éviction (du squat et du pays), tout en étant à éduquer à une «bonne alimentation» pour rester en bonne santé et ne pas coûter au système de soin : ils et elles sont placé-es en position de subalternes, dominé-es par les incertitudes administratives, d’emploi, de logement etc.

Conclusion

Pendant la crise du Covid-19, prendre le prisme alimentaire dans sa globalité permet d’apporter un éclairage anthropologique concret. Ainsi, le foodscape bordelais révèle des inégalités profondes, en ville et à la campagne, tant du point de vue de l’accès à l’alimentation que de sa «qualité» (quelle que soit son acception [cf. Stanziani 2004].). En focalisant notre attention sur les circuits d’aide alimentaire, les assiettes des mangeur-euses migrant-es précarisé-es, leurs corps et les discours qu’ils et elles tiennent à ce sujet, en faisant le parallèle avec leurs lieux d’habitat et les politiques inhospitalières à l’œuvre, nous pouvons voir à quel point le rôle, pourtant central, de l’alimentation dans la fabrique du chez-soi, du sentiment d’appartenance et des subjectivités – comme le rappelle très justement Emma-Jayne Abbots [2016] – est nié, voire piétiné. En période de pandémie et de restriction des libertés, observer les alimentations des migrant-es et immigrant-es renseigne une dimension concrète et centrale de la profonde inégalité de valeur accordée aux vies [Fassin 2018] des un-es et des autres, qui se traduit dans le corps de ces personnes: l’alimentation comme expérience incarnée et sensorielle, d’importance majeure dans les trajectoires migratoires [Abbots 2016], devient un des lieux de frictions, de tensions, d’inquiétudes et d’incertitudes quotidiennes, malgré les processus quotidiens de réinventions, de créations, d’hybridations, de résistances discrètes [Scott 2009]. Il s’agit de devoir incorporer [Fischler 1988] des restes et des surplus, par définition non choisis, symboles de l’indésirabilité dont ils font l’objet, et de la tendance à les enfermer dans une position de receveurs, aggravées avec la crise sanitaire.

A partir de cette crise pandémique ou «situation critique» [Fassin 2022] se sont particulièrement révélés l’interdépendance entre l’industrie agroalimentaire et l’aide alimentaire [Paturel 2014], les politiques migratoires et le système agro-industriel globalisé et connivences politiques. Ainsi, pendant le confinement, la «qualité alimentaire» reste réservée à une certaine partie privilégiée de la population de la région bordelaise, une sorte de «gentrification verte» pendant la pandémie, tandis que les personnes les plus précarisées sont nourries «grâce» aux rebuts (défiscalisés) de la grande distribution. Le système alimentaire global, dans son dysfonctionnement [Patel 2012], continue de profiter à l’agro-industrie tandis que, combinée aux politiques migratoires inhospitalières, il creuse les inégalités et les injustices multiples vécues par les personnes (imm)igrantes. L’interdépendance ainsi révélée avec la crise du Covid 19 nous a invité à penser les relations imbriquées entre les injustices agri-alimentaires, raciales, sociales et environnementales36.

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2 Nous avons enquêté, dans le cadre du projet FOOD2GATHER, jusqu’en novembre 2022 (date de fin du projet). Nous poursuivons toutefois le travail de terrain dans le cadre de nos recherches respectives.

3 Notre pratique du terrain, qui s’étire sur un temps long, est immersive et combinatoire dans sa méthodologie. «Embarquées» (cf. Dubey 2013), nous pratiquons la participation observante et jouons parfois le rôle de «bénévoles» dans les réseaux d’aide alimentaire ou au sein de collectifs militants. Plus généralement, nous sommes entrées en relation avec nos interlocuteur.ices – (im)migrants ou non – en participant aux activités, alimentaires souvent, qui se déroulaient dans les lieux où nous nous rendions. Aux nombreuses conversations informelles se combinent des entretiens, et d’autres types de méthodologies sur lesquelles nous ne pourrons donner davantage de détails dans le cadre de cet article: forums hybrides ; coréalisations à partir d’outils créatifs (films, bande dessinée, photographie, cartographie sensible, podcasts).

4 L’aide alimentaire, effectuée par près de 150 associations ou Centres Communaux d’action sociale en Gironde, fournit des denrées à plus de 20000 personnes chaque semaine dans ce département (2020).

5 Nous reprenons ici la dénomination parfois préférée par les militants qui ambitionnent ainsi de rompre avec les stéréotypes associés à cet habitat informel.

7 Un groupe de personnes ont installé un « squat » durant plusieurs semaines dans la flèche Saint-Michel, monument historique, l’un des plus hauts clochers de France.

8 Lieu associatif qui accueille durant l’été 2019 une partie de la mobilisation évoquée plus haut.

9 Le QRR est un dispositif policier dont le but est de lutter contre la délinquance et les trafics en déployant des moyens supplémentaires dans des lieux ciblés.

10 «Avant le déclin» disent-ils, avant que «chez nous ça devienne Marrakech» [Crenn 2008].

11 L’initiateur de ce site Facebook, commercial vivant ailleurs en France, descendant d’ouvriers agricoles espagnols installés à Ste-Foy depuis les années 1950, ne revendique pas son ascendance. Il s’appuie sur la nostalgie d’une «période faste» (avant le supposé déclassement) basée sur des cercles d’amitié masculine grâce au rugby, au foot, les fêtes arrosées, la drague, etc. https://www.sudouest.fr/gironde/sainte-foy-la-grande/sainte-foy-tu-es-foyen-si-le-buzz-8291750.php

12 «L’argent ruisselle-t-il de Bordeaux à Ste-Foy-la-Grande?», communication au festival Les Reclusiennes juillet 2018, sur la thématique «L’argent»: <https://www.reclusiennes.com/retour-sur/2018/ >

13 Lors de la guerre en Syrie, les temples protestants de la région furent pourtant les premiers à afficher leur solidarité sur des banderoles: «Exilés, l’accueil d’abord».

14 De nombreux descendants de réfugiés espagnols ou de travailleurs portugais sont engagés dans les associations locales mais ne sont plus considérés comme «migrants». L’engagement dans l’espace public des personnes dites «arabes» est considéré comme communautariste et/ou est utilisé comme «grands-frères», «femmes-relais» par les instances municipales (Crenn, 2012).

15 Seule une association socio-culturelle s’appuie ouvertement sur le bénévolat des immigrants et des migrants comme écrivain-es publiques, cusinières, répétitrices de langues etc. Cette ouverture leur vaut de nombreuses insultes racistes. Dans l’aide alimentaire, les bénévoles migrant-es sont totalement absent-es. Cet aspect serait à approfondir.

16 Sur Facebook des menaces de mort ont été proférées contre un animateur socio-culturel d’origine marocaine, tandis que les militants associatifs «français» sont accusés de favoriser l’installation de «la racaille», des «Arabes».

17 Des aides insuffisantes, selon beaucoup d’acteur.ice.s engagé.e.s, qui ont mis trop de temps à être déployées.

18 Dénomination distinctive largement utilisée dans le social en général.

19 Le prisme de l’expulsion est, ici, double: il s’agit de la menace d’expulsion du squat, et de la menace d’expulsion du pays, analysée par Stefan Le Courant [2022].

20 Du point de vue de l’alimentation, l’incertitude s’exprime par la dépendance (partielle, parfois totale) à l’aide alimentaire pour se nourrir. La quasi absence de choix quant au contenu du panier, le fait de devoir se nourrir des restes et surplus, la variabilité de la quantité de nourriture obtenue et de la satisfaction gustative apportée par cette dernière, permettent difficilement de se projeter dans un quotidien alimentaire source de satisfaction, malgré les débrouilles qui visent justement à limiter les incertitudes.

21 Evoquer la migration en termes de richesse permet de renverser la perspective misérabiliste qui tend à penser l’exil comme un fardeau, mais il ne s’agit pas de romanticiser ces expériences et nier la dimension structurelle qui en fait un lot d’épreuves auxquelles ces aventuriers [Bredeloup 2014] se confrontent.

22 C’est ainsi que plusieurs personnes nomment leur travail, lorsque celui-ci est exercé dans une forme d’illégalité.

23 Certaines personnes nous racontent nouer des liens d’amitié, voire trouver dans ces associations une nouvelle famille, qui permet de pallier à la solitude fréquemment ressentie.

24 L’anthropologue B. Bonzi et quelques acteurs de l’aide alimentaire bordelaise ont pris part à une émission radio en décembre 2020 sur les actions menées depuis le début du Covid. Ensemble ils ont conclu que leur rôle s’apparente à des «agents de paix sociale» sur lesquels les pouvoirs publics se reposent, remparts contre des «émeutes de la faim» ou pillages. <https://aocegalite.fr/event/covid-et-precarite-alimentaire/>.

25 Par exemple les asperges ou des fruits «exotiques» tels les avocats, ananas, mangues, etc., des produits «bio», magret ou saumon fumé.

26 Celle-ci reste à la marge, elle s’illustre surtout par des actions localisées, temporaires et étalées sur de courtes périodes, et parfois plus symboliques que pratiques: en témoignent les parrainages de personnes sans-papiers effectués par le Maire d’une des municipalités de la métropole, qui restent logées en squats et menacées d’une double expulsion (du squat et du pays).

27 Le déni de leur présence par la municipalité fonctionne comme une sorte de réponse à celles et ceux qui dénoncent l’arabisation, voire l’islamisation du centre-ville de Sainte-Foy-La-Grande. «Ici c’est Bab el Oued» «Chez nous c’est Marrakech»…

28 Pendant le confinement, un jeune maraicher « bio » a offert aux associations caritatives foyennes ses «légumes moches», ses «beaux légumes» étant vendus intégralement à «bon prix» sur la place bordelaise. La métropole bordelaise dépend totalement des légumes produits sur les territoires ruraux périphériques, particulièrement du Val de Garonne.

29 La farine ainsi donnée et la mise à disposition du four ont permis à tout le voisinage de cuisiner couscous, pain arabe etc…

31 Il a discrètement regardé le contenu des colis et a trouvé confirmé de ses présupposés: seuls des produits de l’industrie agro-alimentaire sont «donnés».

32 Considérant l’alimentation dans toutes ses dimensions, symboliques et politiques, les Râteleurs ont estimé que, pour pallier la désertification des rues, l’ambiance délétère, l’absence d’échanges sociaux et politiques pendant le confinement, les soupes citoyennes permettraient de favoriser «le vivre ensemble» et donc des discussions ordinaires autour du dons de légumes, des préparation des soupes, et de leurs distributions gratuites dans la rue au moment du marché (seule manifestation publique autorisée pendant les différents confinements).

34 Cf. Kleiche-Dray [2022].

35 Selon les discours du gouvernement sur le sujet et certaines associations locales qui coopèrent avec institutions et agriculteurs.

36 Sur ce point, voir notamment Slocum, Cadieux, Blumberg [2016]; Hochedez, Le Gall [2016]; Rogaly [2021].