Inégalités. Migrations, crise pandémique, nouvelles pratiques ethnographiques

Inequalities. Migration, pandemic crisis, new ethnographic practices

Fiorella Giacalone

Dipartimento di Scienze Politiche, Università degli studi di Perugia



1. Ces dernières années, les sciences sociales sont confrontées à des problématiques complexes comme l’intensification de la crise migratoire, l’augmentation des inégalités sociales, les changements de perspectives de recherche et du positionnement des chercheurs. Ces domaines sont renforcés par la pandémie de Covid19 qui a remis en cause la possibilité de mener les recherches ethnographiques. Actuellement les inégalités sociales, religieuses et économiques sont les grands défis des sociétés occidentales. L’accroissement des flux migratoires a mis en évidence les conflits socio-économiques et sociaux. Face à l’accentuation de diverses formes d’inégalités de genre, sociales et religieuses, l’anthropologie est appelée à une confrontation, également interdisciplinaire, concernant les difficultés d’intégration des nouveaux citoyens, l’augmentation de formes de discrimination adressées aux demandeurs d’asile, aux migrants économiques et aux citoyens de deuxième génération.

En effet, des formes de néo-racisme émergent, tant au niveau politique (racisme institutionnel) que dans les pratiques sociales. L’augmentation des conflits entre autochtones et étrangers s’est aggravée avec la pandémie, en raison des diverses opportunités d’emploi, de protection sociale et d’intégration, un aspect qui a mis en évidence les disparités sociales. La polyvocalité des formes d’inégalité nécessite des outils d’analyse, des recherches interdisciplinaires mais aussi une implication des chercheurs dans des domaines spécifiques. Le groupe Eurethno a toujours considéré comme stratégique le dialogue entre anthropologues de différentes aires géographiques, surtout en ce qui concerne le débat avec les collègues venant de Pays de l’Est de l’Europe, qui adoptent des politiques institutionnelles fortement restrictives en matière de migrations.

Dans le même temps, pendant ces deux années de pandémie, les anthropologues se sont retrouvés confrontés à la difficulté de faire des recherches, à devoir vivre le “temps suspendu” des rituels publics, des fêtes populaires et religieuses, systématiquement supprimés à cause de la peur des rassemblements. Le confinement a rendu la pratique de la rencontre ethnographique difficile, mais pas impossible. Il a aussi favorisé les récits du quotidien à travers les nouveaux médias et les technologies digitales. En effet, la narration est présente dans la vie réelle (jouée et théâtralisée au moyen du corps), mais elle est aussi un savoir ancré dans le web, par la vidéo, l’audio, les expressions écrites et les mèmes. La réduction du dialogue direct nous rappelle que l’absence et l’invisibilité doivent également être argumentées de manière critique. Les réseaux sociaux ont transformé le flux de la communication interpersonnelle d’une affaire privée à une affaire publique, car le produit expressif du seul communicant est partagé et relayé par d’innombrables utilisateurs et exposé à une utilisation de masse, s’entrelaçant avec lui. De cette nouvelle manière de communiquer naît l’ethnographie numérique, différente de la netnographie, qui est plutôt la méthode de recherche qualitative qui a pour objet les interactions sociales dans les contextes contemporains de communication numérique.

Dans la solitude de faire de l’ethnographie en terrain confiné, avec une possibilité limitée de dialogue en face-à-face, il faut sortir de la relation en présence et trouver de nouvelles chaînes de communication, remodelées sur les formes de la narration digitale ressortant des expériences vécues en différentes aires européennes. De ce fait découlent de nouvelles légendes métropolitaines, inspirées des thèmes de la diversité et des légendes anciennes resurgissent, réactualisées par rapport aux problèmes d’aujourd’hui. Ces modèles de narration, anciens et nouveaux, se répandent rapidement par le biais de nouveaux médias et inspirent la recherche de boucs émissaires, participent à créer des conditions inédites d’exclusion et de nouvelles inégalités. Une guerre, une épidémie, une famine, une catastrophe naturelle ou bien tout autre phénomène de changements négatif impliquant groupes particuliers de personnes, sollicitent les narrations légendaires sur les causes et l’arrière-plan du désastre.

2. Dans ce cadre de réflexion théorique et méthodologique se situe le XXXIIIème Atelier Eurethno – IIIème Conférence du Groupe de Travail Francophone du SIEF (Société Internationale d’Ethnologie et de Folkore), ayant pour titre «Inégalités», qui s’est déroulé à Pérouse les 15-16-17 septembre dans le Département de Sciences Politiques de l’Université de Pérouse. Selon la pratique ancrée dans les colloques du Réseau Eurethno, la Conférence a donné lieu à une confrontation européenne parmi les anthropologues qui ont discuté de pistes de recherche communes en saisissant des perspectives et méthodologies reliées à leurs différents contextes nationaux: Italie, France, Allemagne, Suisse, Grèce, Roumanie, Hongrie, Serbie, Pologne. Il en ressort une anthropologie consciente des difficultés concernant la recherche contemporaine et ouverte aux dynamiques sociales caractérisant la phase actuelle de la mondialisation. Les travaux entamés pendant l’atelier ont amené à saisir deux perspectives de réflexion: la première liée aux droits sociaux et politiques comme instrument de réduction des inégalités, la deuxième connectée aux technologies digitales et au développement de nouvelles méthodes de recherche.

Ce numéro de la revue présente l’apport de plusieurs participants à l’atelier, divisé en deux sections: la première est consacrée aux droits et aux inégalités, la deuxième est dédiée aux nouvelles formes de l’ethnographie et à la narration durant la pandémie. À partir du débat concernant les droits civils, sociaux et politiques, les contributions réfléchissent aux dynamiques existantes dans les territoires locaux, afin de saisir les pratiques provoquant l’exclusion sociale et d’envisager ensuite des activités d’inclusion sociale. Laurent Fournier (Université Côte d’Azur, Nice, France) ouvre la discussion sur les inégalités en retraçant le débat qui s’est développé en sociologie et anthropologie: l’auteur analyse le concept de diversité en le connectant à la construction sociale des processus de hiérarchisation pour glisser finalement sur l’analyse des nouvelles inégalités. Fiorella Giacalone (Université de Pérouse, Italie) aborde les droits sociaux et politiques des migrants et saisit les formes de discrimination mises en place par les institutions ; ensuite, l’autrice se penche sur les pratiques de reconnaissance des personnes en condition de marginalité et souligne le rôle stratégique de l’anthropologie appliquée pour déclencher des actions contre les discriminations. Alessandra Pioggia (professeure de droit de la santé, Université de Pérouse, Italie) approche le droit à l’accès aux soins pour tous les citoyens en montrant que l’égalité des prestations fournies par les institutions publiques est encore aujourd’hui un objectif négligé ; de ce fait, il découle qu’il faut promouvoir une approche nouvelle du welfare, naissant du débat entamé par les anthropologues américaines concernant l’éthique du soin.

Alessia Fiorillo (Université de Pérouse, Italie) s’interroge sur le droit à l’accès au travail pour les personnes désavantagées ou vulnérables, en réfléchissant aux divers projets d’insertion au travail mis en place dans le cadre de l’agriculture sociale ; cette étude s’inscrit dans l’analyse de changement du welfare orienté aujourd’hui vers des formes communautaires et participatives. Inga Kuzma, Emilia Pach et Tatiana Danilova (Université de Łódź, Pologne) analysent le droit à la survivance et le respect de la dignité humaine par le biais d’une enquête de terrain centrée sur les pratiques d’accueil garantissant les biens primaires (nourriture et logement), qui sont adressées tant aux sans-abris qu’aux réfugiés fuyant la guerre ; en traitant les différentes manières d’aborder les deux crises, celle de la guerre en Ukraine et celle des réfugiés à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie, l’étude montre l’existence de discriminations renvoyant aux idéologies racistes et xénophobes présentes tant au sein des institutions que dans l’opinion publique. Chantal Crenn, Sarah Marchiset, Isabelle Techoueyres (Université Paul Valéry, France) examinent le droit d’accès à la nourriture et le sens social et symbolique concernant les pratiques liées à la nourriture ; les autrices montrent que la pandémie a augmenté les inégalités et les différences de classe sociale, pourtant elle a aussi favorisé la construction de nouveaux réseaux de solidarité promouvant la nourriture de qualité et les produits agroalimentaires sains. Au sein d’un système qui réutilise les déchets alimentaires dans les circuits des interventions bénévoles, l’ambiguïté des significations sociales éclate car il devient évident que les produits agroalimentaires de qualité sont des aliments destinés aux élites sociales. Enfin Alicia Vogt (EHESS Paris, France et Goethe Universität Frankfurt am Main, Allemagne) s’intéresse au droit d’accès aux mesures de protection sociale et professionnelle dans des conditions d’arrêt ou de transformation des activités pendant la pandémie. L’autrice analyse des entretiens avec des musiciens appartenant à l’Orchestre composé de musiciens migrants Orpheus XXI et étudie cinq cas en montrant la réaction des musiciens face à l’absence de concerts pendant le confinement. En conclusion de l’article, elle souligne l’importance d’un élargissement des garanties de protection sociale aux travailleurs du spectacle, qui sont les moins protégés du fait du prise en compte du travail des artistes basée sur la performance.

L’analyse des contes abordant l’évènement pandémique, conduite comme ethnographie digitale, permet de dessiner les formes de la narration exposées à travers les réseaux sociaux, les médias digitaux et les technologies de la communication. Les articles d’Evangelos Karamanes et Stamatis Zochios, (Centre de Recherches du Folklore Hellénique de l’Académie d’Athènes, Grèce) ainsi que d’Antonello Ricci (Université «La Sapienza» de Rome, Italie) et Gianfranco Spitilli (Université de Teramo, Italie) s’adaptent à la pandémie du point de vue de la méthodologie et montrent comment la propagation du virus contraint les chercheurs à refaçonner les pratiques de recherche, en légitimant dans le même temps des méthodes inédites, des instruments originaux et de nouvelles modalités dans la conduite du dialogue avec les informateurs auparavant rencontrés sur le terrain. Alfonsina Bellio et Vilmos Keszeg s’adaptent à la pandémie du point de vue de la narration et du vécu quotidien en montrant comment la crise sanitaire a modifié la perception de la douleur et de la souffrance. La méthode de l’auto-ethnographie a permis à Alfonsina Bellio (École Pratique des Hautes Études, Paris, France) d’édifier un cadre de proximité qui a stimulé la narration personnelle des étudiantes et étudiants alors qu’ils étudiaient les thèmes de la fragilité, de la vulnérabilité et de la précarité. L’expérience de formation est devenue un instrument d’auto-observation qui était elle-même une occasion pour comprendre ses propres stratégies de résistance et travailler l’habilité à maintenir les liens sociaux et d’affection dans des conditions d’urgence. Vilmos Keszeg (Université de Cluj-Napoca, Roumanie) étudie la narration des événements en pandémie et examine la production des contes sur le web en saisissant l’opportunité de réfléchir sur les techniques traditionnelles de la narration populaire. En effet l’ethnographie du web permet de recueillir une grande quantité de matériaux en même temps que les événements se déploient, tandis que l’analyse de contenus montre tant le caractère global des pratiques sanitaires que la réactualisation des pratiques de protection s’appuyant sur la médicine populaire, souvent adoptées par des personnes en plus de la biomédecine.

Nous espérons que les articles, provenant de différentes perspectives nationales, puissent contribuer à élargir le débat italien tant dans la comparaison entre diverses approches méthodologiques, connectées aux dynamiques de la recherche, aussi que dans les perspectives ethnographiques concernant le domaine des politiques migratoires des États-Nations ayant des orientations politiques différenciées.