Mémoires d’origine et gestion communautaire de l’intégration en Tunisie (XVIIe-XIXe siècles)

Abdelhamid Hénia


Abstract

This contribution is focused on the two different models of communal management of integration existing in Tunisia respectively in the North and in the South of the Country. It is firstly ascertained the existence of models of integration based on the idea of the pre-eminence of the “extraneousness” in the South and on the antiquity of the autochthony in the North. It is after given some answers to questions concerning the exactness of the geographical division itself, the margins of negotiation differently emerging in the two models, the social implications of these forms of communal management of integration and the meaning to give to the change in status of the “extraneousness”.

Keywords

Tunisia, integration, memory.

Le décalage chronologique des formes d’organisation sociales entre le Nord et le Sud (jusqu’à une limite déterminée par la ville de Gafsa, au Centre-ouest du pays) offre l’avantage de mettre au jour une variété des formes d’intégration dans le cadre des communautés locales de la Tunisie ottomane. Il laisse observer deux modèles principaux en matière de gestion communautaire locale de l’intégration.

Certaines situations permettent de voir des formes d’intégration à l’œuvre axées principalement sur l’idée de la prééminence de l’extranéité. Elles sont observables dans le Sud tunisien jusqu’au début du XXe siècle, notamment dans la région de l’Aradh et la Jeffara au Sud-est, et dans les oasis du Sud-ouest notamment celles du Nefzaoua, du Jérid et de Gafsa. Dans ces régions, la hiérarchisation sociale se forme par superposition de groupes ; la prééminence étant l’apanage de ceux qui se disent venir d’ailleurs. Ce principe hiérarchique se traduit par une organisation sociale rigidifiée sous des distinctions généalogiques. Ici, les pouvoirs locaux ont pour territoire des groupes d’appartenance tribale, villageoise et oasienne[1].

Ces formes de gestion communautaire de l’intégration n’ont plus cours dans la frange nord du pays, depuis au moins la période hafside (XIIIe – fin XVIe siècles). La prééminence fondée sur le discours de l’extranéité tend à laisser la place à un autre fondé plutôt sur l’ancienneté de l’autochtonie. Dans cette région, la société paraît plus hiérarchisée. La prééminence sociale obéit plus à des critères de richesse et d’hérédité et se réalise dans un cadre familial.

Ce découpage géographique qui semble s’imposer à l’observateur, est-il vraiment si strict? Quels sont les espaces de négociation qui se dessinent dans l’un ou l’autre modèle? Quels sont les enjeux sociaux de ces formes de gestion communautaire de l’intégration? Quel sens peut-on donner à la variation du statut de l’extranéité, un statut tantôt valorisé et tantôt stigmatisé?

Quand la mémoire d’origine valorise l’extranéité: ancien mais venu d’ailleurs!

Dans la partie méridionale de la Tunisie, la hantise de l’autochtonie, phénomène général, est exprimée par des catégories qui changent d’un espace écologique et humain à un autre. On peut distinguer deux espaces : le premier, constitué en gros par la Jeffara au Sud-est, est plutôt aride où se conjuguent les plaines occupées par des tribus nomades et les semi-nomades, d’une part, et les montagnes (jabal) lieux de résidence des sédentaires montagnards arboriculteurs (Jbâliyya), d’autre part ; le second est constitué des espaces oasiens du Sud et du Sud-ouest (l’Aradh, le Nefzaoua, le Jérid et Gafsa) où on trouve des communautés vivant des activités oasiennes et du commerce caravanier. Dans toutes ces régions, l’ancienneté des groupes et leur extranéité constituent les principaux critères pris en compte par les acteurs sociaux dominants pour légitimer et réifier la stratification sociale à l’intérieur d’une communauté.

Dans la Jeffara: "Arabe" versus Berbère

La hiérarchisation sociale dans la région du Sud-est se forme par superposition de groupes, la prééminence étant l’apanage de ceux qui se nomment «Arabes» (au sens de «noble»), les autres étant qualifiés de « Berbères» (au sens d’«inférieurs») [Albergoni G., Pouillon F. 1976]. Ici, être «arabe», en référence au rôle joué par les Arabes dans la diffusion de l’islam [Bonte P. 2000], renvoie à la domination des conquérants venus d’ailleurs, du Najd, du Hijâz, etc[2]. Être «arabe», c’est aussi par opposition aux autochtones, dits «Berbères», conquis et dominés par les «Arabes» musulmans. La berbérité renvoie ainsi à l’autochtonie [Albergoni G., Pouillon F. 1976][3]. Ce principe hiérarchique se traduit donc par une organisation sociale rigidifiée sous des distinctions généalogiques. Le système politique est fondé ici sur des ordres sociaux[4]. C’est une société d’ordres.

Les structures sociales fortement hiérarchisées que laissent apparaître les documents sur les tribus nomades du Sud-est tunisien reflètent parfaitement la primauté des activités guerrières.

Cette structure sociale est encore perceptible chez les communautés locales jusqu'à la colonisation [Bûlîfa M. 1993, 24 sq]. L’activité guerrière des groupes dits «Arabes» est fondamentale. Elle sert à protéger les caravanes qui parcourent le Sahara et à protéger les açhâb (littéralement ‘‘amis’’) dits «berbères». La çuhba à l’époque est un véritable contrat de «clientèle» (ou de «patronage»[5]) entre cavaliers nomades (fâris) se qualifiant d’«Arabes» et sédentaires montagnards (Jbâlî) qualifiés par les premiers de « Berbères». Au terme de ce contrat, les premiers se chargent de protéger les seconds contre leurs ennemis, en contrepartie les seconds donnent aux premiers chaque année une sorte de tribut dit ‘ullaga [6].

Dans le milieu oasien

Là aussi, les populations s’organisent en groupes lignagers plus ou moins rigidifiés. C’est une organisation tellement prégnante que Jocelyne Dakhlia conclut à un total «oubli de la cité» (dans le sens politique du terme) [Dakhlia J.1990]. Dans les oasis du Jérid, la distinction se fait entre, d’une part les groupes dits autochtones, ceux que l’on s’accorde généralement à dire qu’ils ont de tout temps habité là où ils se trouvent encore, et, d’autre part les autres groupes qui savent à quelle date exactement ils sont installés dans le pays [Rouissi M. 1973, vol I, 42].

Nous disposons à ce propos d’un document, unique dans son genre, donnant un état des groupes (‘ashâyir) de Tozeur établi en 1911 par Muhammad al-Sharîf al-Tûlqî[7]. Il ne s’agit ni d’une pièce d’archive ni d’une chronique analogue à celles des historiens maghrébins de l’époque moderne. C’est plutôt un témoignage populaire qui a dû d’abord circuler de bouche à oreille avant d’avoir été fixé par écrit. On y trouve un classement chronologique de l’installation des groupes dans l’oasis. Le document fixe donc par écrit, à la date de son établissement, l’état de la mémoire à Tozeur à propos de chaque groupe. La liste consigne d’abord les groupes les plus en vue de Tozeur en fixant les dates de leur installation dans l’oasis. Elle attribue d’office une origine étrangère à ces groupes. Telle qu’elle est faite, cette liste illustre parfaitement les critères de la prééminence sociale dans cette ville. Ils sont au nombre de deux : venir d’ailleurs d’une part et être ancien d’autre part. Ils justifient et légitiment la hiérarchisation des groupes dans la communauté oasienne de Tozeur. C’est une manière d’objectiver l’état de la hiérarchie sociale telle qu’elle apparaît à l’époque.

L’autochtonie renvoie ici à la «population sans origine» [Rouissi M. 1973, vol I, 42], par opposition à ceux qui sont venus de l’extérieur, en principe ils sont dominants[8]. Le groupe des Awlâd al-Hâdif qui domine la ville de Tozeur, pratiquement durant toute la période moderne, entretient une mémoire d’origine qui fait venir l’ancêtre éponyme du groupe du Mzab, dans le Sahara algérien [Hénia A. 1980, 162-181 ; Hénia A. 1993]. Le refus de l’autochtonie, dans ce cas précis, servira, entre autres, à démontrer que les Awlâd al-Hâdif n’ont été à Tozeur que dominants et jamais dominés.

Caractéristiques générales

On associe dans ces espaces, domination et extranéité, d’une part, et infériorité et autochtonie, d’autre part. Tous les lignages, se réclamant d’une certaine prééminence, sont venus d’ailleurs. La «hantise de l’autochtonie» est une « obsession» dans les récits d’origine rencontrés dans cette région[9]. Cependant, il y a ailleurs et ailleurs.

Venus d’ailleurs : quelques cas d’espèce

L’ailleurs se définit dans le Sud tunisien selon les régions et les époques. Certains lieux d’origine sont banis et stigmatisés au Jérid. Venir d’un endroit à côté, comme du Souf (une oasis au Sud-est algérien) est très mal vu ; ainsi « on tait ou on nie violemment son origine soufi» écrit Moncer Rouissi [Rouissi M. 1973, vol. I,42]. Il est de même des groupes tribaux des régions environantes venus s’installer aux alentours de Tozeur au cours des périodes plus récentes, notamment les Rkârka à Tozeur étudiés par Nicolas Puig [Puig N. 2003]. D’autres origines sont en revanche préférées, comme l’ascendance arabe du Hijâz ou du Yemen. Certains se proclament sharîf venus d’Orient ou, à défaut, de la Sâqiya al-Hamrâ’ (région du Sous au Maroc).

La liste des ‘ashâyir de Tozeur de 1911 tait le lieu d’origine des groupes dominants. Elle précise, en revanche, le lieu d’origine des groupes réputés «inférieurs» parce qu’ils sont dits «clients» (tubbâ‘), «serviteurs» (khaddâm)ou des «métayers» (khammâs) de quelques groupes dominants. Ils sont issus, le plus souvent, des populations nomades environnantes. Pour les dominants, le lieu d’origine est entretenu par une mémoire d’origine propre à chaque groupe. Cette mémoire laisse parfois des traces écrites comme c’est le cas des Awlâd al-Hâdif à Tozeur. Elle est rapportée par al-Adouani [Féraud Ch.-L. 1868, 105-147][10].

Venir du Mzâb: cas d’al-Hâdif de Tozeur

L’origine du lignage telle qu’elle apparaît dans le récit d’al-Adouani se réduit presque exclusivement à l’histoire d’al-Hâdif, l’ancêtre éponyme du lignage [Féraud Ch.-L. 1868, 105-147]. Cette histoire s’achève (et c’est classique encore une fois dans ce genre de récit) quand le premier ancêtre s’installe définitivement à Tozeur après la longue migration. Le récit d’al-Adouani fait venir al-Hâdif de Fatnassa, un village et oasis dans le Zab au sud de l'Algérie. Sa particularité est d’être surtout un haut lieu du commerce caravanier. Phénomène remarquable, les Awlâd al-Hâdif ne font pas venir leur ancêtre de très loin, mais d’un monde oasien tout comme le Jérid, et d’une station du commerce caravanier, également comme le Jérid[11]. On ne fait venir al-Hâdif ni d’Orient (notamment du Hijâz ou du Yamen) ni non plus d’Occident (en l’occurrence de la fameuse Sâqiya al-Hamrâ’)[12].

Le trafic entre le nord et le sud du Sahara, du moins celui impliquant la Tunisie, a beaucoup perdu de son importance à la suite des grandes découvertes qui ont marqué la fin du XVe et le début du XVIe siècle. Cependant, son affaiblissement ne commence à devenir réellement catastrophique qu’au XIXe.

D'après Jocelyne Dakhlia, le lignage se réclame aujourd'hui plutôt d'une origine chérifienne ; il serait venu justement de la fameuse Sâqiya al-Hamrâ’. Ainsi, les Awlâd al-Hâdif auraient changé leur mémoire d’origine au cours du XIXe siècle avec le renversement de la conjoncture internationale. A cette date, le commerce caravanier est déjà un souvenir lointain pour les contemporains et ne constitue nullement de ce fait une source de prestige. Le chérifisme semble être à l’ordre du jour, sans doute en rapport avec le contexte des réformes religieuses qui prônent un fondamentalisme avoué, un retour au salaf al-sâlah. Ce changement ne concerne pas seulement les Awlâd al-Hâdif. Il semble, selon Lucette Valensi et Jocelyne Dakhlia, que la plupart des groupes en Tunisie revendiquent une origine de la Sâqiya al-Hamrâ’ [Valensi L. 1977, 53 ; Dakhlia J. 1990, 106 sq.]. On assiste à une remise à jour du modèle du genre. Le mode de légitimation qu'adopte un lignage n'est donc pas toujours le même. Il est en perpétuelle réadaptation. Ainsi, la centralité de l’extranéité dans ces régions est loin d’être un phénomène naturel ou atemporel ; c’est plutôt un processus datable ; sa variation dans le temps en constitue une preuve tangible. Ceci est pour le premier modèle de gestion de l’intégration, propre à la partie méridionale de la Tunisie. Pour la partie nord, le modèle est tout autre.

Quand la mémoire d’origine valorise l’autochtonie

Les sociétés citadines et les villages qui en dépendent dans les marges méridionales de la Tunisie apparaissent fortement hiérarchisés. La prééminence sociale (al-wajâha) y est fondée à la fois sur la fortune et sur les valeurs symboliques qui impliqueraient la référence à des traditions de prestige et d'influence. La stratification s'y exprime en catégories fondées sur le statut socioprofessionnel (et parfois aussi ethnique) des individus et des familles (‘âyila). Constituant les unités de base du tissu social dans le milieu citadin en général, ces familles se regroupent en réseaux relativement stables de relations socioprofessionnelles (non fermés d’une manière étanche): il s’agit des familles liées à l’exercice du pouvoir beylical (dites makhzéniennes), celles à caractère religieux et enfin celles vivant du commerce et de l'artisanat. Une ‘âyila se définit par un patronyme doté d'une mémoire d'origine servant à justifier le statut social auquel elle prétend, et un patrimoine foncier assurant l'assise matérielle de sa prééminence. C'est la famille qu'abrite généralement la grande maison patriarcale (dâr). Comment assure-t-on son intégration dans un tel milieu? Pour tenter de répondre à cette question, nous focalisons nos investigations sur l’analyse du binôme citadin/étranger (ou baldî/barrânî) et ses symbolismes.

Baldî versus barrânî

Ce binôme est présent pratiquement dans la plupart des villes et villages de la frange nord de la Tunisie. Il prend des formes différentes d’une ville à une autre et d’un village à un autre. La catégorie baldî signifie l’habitant du balad qui désigne indistinctement la ville et le village. L’expression barrânî (littéralement venu d’ailleurs), très fréquente dans ce milieu, est parfois rendue par le mot ‘arbî (bédouin, rural), ou, plus spécifiquement à Sousse, par le mot zran.

À l’échelle des populations citadines en Tunisie, on décèle un système urbain pyramidal où Tunis occupe, par son poids économique, culturel et politique, le sommet de la hiérarchie des villes[13]. Il existe une intense compétition entre les acteurs citadins des différentes villes de l’intérieur pour négocier la seconde position, après Tunis, pour leurs villes respectives. Dans un tel système urbain fortement hiérarchisé, on est toujours (sauf pour les Tunisois) le ‘arbî ou le barrânî de quelqu’un d’autre qui se dit «citadin». Les mots barrânî, ‘arbî, zran etc. sont des métaphores de la non-intégration d’un individu dans la communauté où il réside. Dans ces milieux d’une manière générale, l’autochtonie, doublée d’une ancienneté suffisante, est un idéal pour toute personne aspirant à l’intégration. Le principal souci d’un acteur pour réussir cette intégration est de faire oublier les traces d’une origine non citadine.

Symbolisme et citadinité

Les acteurs ont tendance à réifier l’appartenance citadine dans un certain nombre de symboles matériels. Prenons le cas de Tunis. Il est le mieux connu. Le discours dominant y a construit une représentation de la citadinité. L’historien Mohamed-Hédi Chérif, lui-même tunisois, définit dans sa thèse de doctorat le baldî à Tunis de la manière suivante :

[...] il s'agit d'une sorte d'état acquis par la naissance et par l'ancienneté, dont on avait une conscience aiguë ; pour les Tunisois, certains éléments matériels devaient concrétiser cet état, à savoir la possession d'une habitation à l'intérieur de la cité, d'une olivette dans les environs et d'un coin du cimetière aux portes de la ville ; à la cité, on appartenait par sa naissance, sa vie et sa mort, et ceci par l'intermédiaire d'une famille, d'une lignée. Pour y être admis, du temps était nécessaire pour effacer le souvenir des origines rurales, et souvent des fonctions spécifiquement urbaines et des biens [Chérif M.-H. 1984, vol. I, 4].

Dans cette représentation, la partie centrale de la ville de Tunis, la Médina, constitue le lieu privilégié.

Une telle perception de la citadinité trouve son écho dans une autre pour dire ce qu’est un «pauvre» dans le même milieu. Être «pauvre» dans l’idiome tunisois, c’est «ne posséder ni maison, ni boutique, ni coin dans l’un des cimetières de la ville pour y être enseveli» («lâ dâr wa lâ hânût wa lâ jabbâna fîn yamût»)[14].

Que peut-on retenir de l’agencement symbolique de la représentation sociale tunisoise du «pauvre» ? Évidemment l’idiome a rang de «marqueur» et de « classeur». Il s’agit d’un marquage symbolique qui institue un processus de reconnaissance et d’identification ; il est censé rendre compte dans le cadre de la ville de Tunis de la place de l’individu dit ‘‘pauvre’’ dans la hiérarchie sociale[15]. Tout le jeu de la symbolique, ici, est d’établir un lien étroit entre «richesse» et «citadinité» d’une part, et « pauvreté» et «négation de la citadinité» d’autre part, en ce sens que dans la terminologie particulière employée par les acteurs à l’époque, la «richesse» assigne le statut de baldî [16], et la «pauvreté» celui de barrânî (étranger)[17]. Ainsi, ‘pauvre’’ n’est qu’une métaphore pour dire sans attaches réelles dans la ville, un «étranger ». A cet étranger, la mémoire citadine entretient le souvenir de son altérité, de son extranéité. Même quand il cherche à faire oublier son installation récente dans la ville, on est là pour la lui rappeler. La mémoire citadine à Tunis pourrait se rappeler une telle altérité pour un individu même après dix générations d’installation dans la ville. Ici, les «pauvres» sont issus de l’intérieur du pays, des ruraux pour l’essentiel. Il est autrement quand il s’agit de notables venus des grandes villes de l’intérieur ou des personnes venues d’ailleurs. Nous y reviendrons.

La représentation du «pauvre» dans l’idiome tunisois trouve son sens dans le processus de marquage qu’elle génère pour procéder à l’exclusion de toute une frange de la population de la ville de l’appartenance citadine. Ne possédant aucun des éléments symbolisant le classement dans la hiérarchie sociale du milieu citadin, le barrânî est hors classe, et, du coup, exclu de la citadinité. Ces barrânî seraient, dans cette représentation sociale, tout au plus des candidats à la citadinité[18].

Dans la représentation sociale tunisoise, l’appartenance citadine s’acquiert par la force de la continuité des relations sociales qu’un individu tisse dans le cadre de la cité. La possession des symboles de la richesse matérielle constitue la médiation par laquelle un sujet social justifie précisément cette continuité, perçue justement comme l’essence même de la citadinité.

Par conséquent, être «pauvre», dans l’idiome tunisois, renvoie moins à la misère sociale et à la richesse matérielle qu’à la fragilité du statut social du sujet ; et la pauvreté en matière d’emblèmes de richesse signifie l’absence d’une inscription dans un large réseau de relations sociales, une mise à l’écart par rapport à ce qui constitue la centralité dans la configuration sociale tunisoise, une exclusion en quelque sorte[19].

De même, être barrânî à Tunis à l’époque moderne renvoie moins à une récente installation[20], ou à une mobilité du sujet qu’à une incapacité de se créer un réseau de liens sociaux permettant la réussite d’une intégration dans la cité. La preuve nous est fournie par les différents notables de l’intérieur du pays venus s’installer à Tunis comme les Jallûlî de Sfax, les Ben ‘Ayyâd de Djerba, les Lasram de Kairouan, etc. Ayant construit de belles demeures dans les quartiers chics de Tunis[21], ils ont très vite réussi leur intégration dans le milieu des familles dites baldî [Ben Achour M. el-A. 1989 ; Ben Achour M. el-A. 1992b; Ferchiou S. 1992], tout en maintenant de rapports très étroits avec leurs villes d’origine. Dans la représentation tunisoise de l’époque, ces notables makhzéniens (serviteurs de l’État beylical) ne sont pas considérés comme des barrânî, malgré leur récente installation. Mohamed El Azîz Ben Achour, qui tend à objectiver la représentation tunisoise de la citadinité, les classe dans la catégorie des «baldî de la capitale» par opposition aux «baldî de souche» [22].

L’enjeu du nom dans l’exclusion des barrânî

Dans les actes notariés, les notaires nomment différemment le baldî et les barrânî. Or nommer, dans ce genre de situation, c’est classer et exclure. En effet, dans ce type de documents, certains acteurs sociaux ne peuvent pas se donner en représentation à travers la manière de se nommer. Ils sont nommés par les autres (les scribes et les notaires et, à travers eux, l’ordre citadin tunisois). On rappelle toujours aux barrânî leur origine étrangère, chaque fois qu’ils essayent de la faire oublier. Dans la ville de Tunis, un tel phénomène est très remarquable. Pour les notaires de la période moderne, connaître les gens et leur origine fait partie des règles du métier [Berque J. 1978][23]. On ne doit pas se tromper sur l’origine des gens, et la manière de les nommer doit refléter parfaitement leur identité sociale et le degré de leur appartenance à la cité. Un barranî ne doit pas être nommé comme un baldî (à qui on reconnaît une citadinité ancestrale) : pour le barranî, les notaires indiquent le ‘ism (le nom personnel ou prénom), le nom personnel du père (fils de), le laqab (le nom de famille) et enfin l’origine tribale, villageoise ou géographique[24]. Pour un baldî, on se contente du nom personnel et du laqab, sans plus.

Ainsi, qu’on soit à Tunis ou à Tozeur, il y a toujours étranger et étranger. Il y a pour Tunis, l’étranger qu’on stigmatise en le désignant de barrânî et l’étranger à qui on opacifie son extranéité pour l’intégrer en le désignant de baldî ; même si l’élite citadine tunisoise (dite de «souche») tient à se distinger en se qualifiant de «baldî de Tunis» par opposition à ces notables venus de l’intérieur qualifiés de «baldi de la capitale» pour reprendre la catégorie contruite par Mohamed Aziz Ben Achour. Mais il y a aussi les autres baldî d’origine méditerranéenne (Turcs ou assimilés et Andalous principalement) à qui on reconnaît une certaine autochtonie. Cependant, ces derniers clament en même temps leur extranéité. Que signifie l’adoption, par des acteurs citadins, d’une double mémoire d’origine : une mémoire justifiant l’autochtonie, et une autre l’extranéité? Quel sens peut-on donner à une telle mémoire bicéphale?

Autochtone et venu d’ailleurs de surcroit : quand la mémoire d’origine devient bicéphale

Les cas où l’on trouve des groupes (ou individus) qui se dotent dans le monde citadin d’une mémoire d’origine qui les fait venir d’ailleurs, un ailleurs valorisant, sont variés. Il y a, en premier lieu, les Turcs installés en Tunisie principalement à partir de 1574 ; suivis de ceux que l’historiographie occidentale appelle «renégats» (pour la plus part captifs de la guerre de course) dits localement ‘ulûj, islamisés de gré ou de force ; des Andalous venus massivement surtout à partir de 1609, des «Juifs de Livourne» (Yahûd al-Grana) qui se distinguent de leur coreligionnaires autochtones, les «Juifs de Tunis» (ou Yahûd al-twânsa).

Toutes ces catégories («renégats», Andalous, Turcs et «Juifs livournais») ne font l’objet d’aucune exclusion dans les sociétés citadines de Tunisie. Elles ne sont nulle part considérées comme barrânî. Leur intégration ne pose pratiquement pas de problème. Le statut de baldî leur est attribué sans problème, du moins à partir du début du XVIIIe siècle (nous y reviendrons). Le cas des captifs de la course est très instructif à ce propos : ils adoptent la religion musulmane, se font une nouvelle mémoire qui fait oublier leur origine chrétienne, se nomment Ben Abdallah, prennent des prénoms plutôt d’origine turque et épousent des femmes autochtones[25]. Pour saisir la facilité d’intégration de ces catégories, nous rappelons les conditions dans le cadre desquelles s’est faite leur installation dans le pays. Sociétés d’appel aux cours des XVIe et XVIIe siècles plus particulièrement, les sociétés citadines en Tunisie ont encouragé par tous les moyens l’installation de tous ces éléments venus de l’extérieur dans le pays [Hénia A. 2012]. Ces derniers fournissent aux sociétés citadines les éléments de puissance pour leur domination sur les populations de l’intérieur, notamment les tribus guerrières, et pour la construction d’un Etat de type territorial. On comprend alors tout l’intérêt qu’ils représentent pour ces citadins. Par conséquent, leur intégration n’a fait pratiquement aucun problème. Elle est même facilitée et encouragée. Cependant, malgré cette intégration ils ne taisent pas leur origine extérieure. Bien au contraire. A l’arrière-fond de tout cela, réside une tension sociale qui régit les rapports entre les différentes catégories sociales dans ces milieux citadins fortement hiérarchisés. L’analyse de la mémoire d’origine des Turcs (et assimilés) et la genèse de son caractère bicéphale nous permet de révéler les ressorts de cette tension sociale.

Les Turcs figurent dans le registre fiscal le plus ancien que nous ayons aux Archives nationales de Tunisie comme catégorie à part bénéficiant de privilèges fiscaux qui leur sont propres. Leurs terres sont désignées par l'expression «terres turques» (mâshiya turkî). Ils payent une taxe inférieure à celle payée par les citadins autochtones (baldî) et les ruraux (‘arbî)[26]. Au début du XVIIIe siècle, avec l’avènement du bey Husayn Bin ‘Alî (1705-1735), ils disparaissent des registres fiscaux en tant que catégorie particulière, leurs terres s'étant transformées en «terres citadines» (mâshiya baldî)[27]. Désormais à partir de ce règne, ils sont traités comme des baldî autochtones. Ils ne se distinguent par rapport aux autres citadins par aucun privilège fiscal particulier. Ceci s'explique très probablement par la politique de ce bey, manifestement peu enclin à favoriser l'élément turc auquel il a retiré maints privilèges [Chérif M.-H. 1984, vol. I, 337-338].

C’est à partir de ce moment, très probablement que les Turcs natifs de Tunisie, fortement associés à l’exercice du pouvoir de l’époque, et dont l’ascension est symbolisée par l’accession de l’un des leurs, Husayn Bin ‘Alî, à la plus haute charge politique, commencent à cultiver une mémoire d’autochtonie. Désormais, ils commencent à se nommer Hanafiyya pour se distinguer des Turcs venus d’Istanbul et fraichement installés en Tunisie. Sami Bargaoui a analysé la genèse de l’identité hanafiyya [28]. Quant aux autres Turcs, ils sont stigmatisés aussi bien par les baldî en général que par les Hanafiyya : ils passent pour être frustres, incultes, ignorant la langue du pays, coupés des réalités locales etc., même si on les craigne et admet leur position première sur la scène politique et militaire [Bargaoui S. 2005, 212].

Mais la question qui s’impose ici, pourquoi les Turcs natifs du pays se dotent justement de l’identité hanafiyya au moment même où ils commencent à réclamer l’autochtonie[29] et à être identifiés sur le plan fiscal – et donc politique - aux baldî autochtones ? En se dotant de l’identité hanafiyya, ils entendent générer une double distance sociale : l’une avec les baldi d’abord pour clamer une certaine extranéité en rappelant qu’ils ne sont pas de simple baldî, mais également d’origine turque, et, l’autre, avec les Turcs fraichement débarqués d’Istanbul pour affirmer vis-à-vis d’eux leur supériorité en tant que autochtones, connaissant mieux les réalités et la langue locales. Ainsi, ils finissent par entretenir une double mémoire d’origine : autochtones, mais venu d’ailleurs aussi. L’expression hanafiyya, qui rappelle le rite hanéfite des Turcs, subsume donc cette mémoire d’origine bicéphale.

Se réclamer d’une certaine autochtonie et prôner dans le même temps une origine étrangère (valorisante), signifie que ces Hanafiyya se réclament de deux mémoires qui sont pour le moins qu’on puisse dire discordantes, voire contradictoires. Derrière ces deux mémoires discordantes y a t-il deux types de discours qui, eux, seraient discordants et aux enjeux également différents ? En fait, la discordance des deux mémoires ici n'est qu'apparente, puisqu’elles entretiennent toutes les deux un seul et unique discours, celui de justifier une certaine prééminence sociale vis-à-vis des baldî autochtone d’un côté et vis-à-vis des Turcs fraichement arrivés d’Istanbul de l’autre. La coexistence des deux mémoires d’origine n'est qu'une façon de s'adapter aux différents contextes dans lesquels se trouve l’acteur social. Cependant, elles ne sont jamais activées ou affichées en même temps. Elles fonctionnent toujours dans des registres totalement différents.

Conclusion

Quelles leçons peut-on tirer d’une telle mosaïque de situations décrites plus haut pour penser la question de l’intégration dans le contexte de la Tunisie de la période moderne ? Se réclamer d’une origine «étrangère» est-il antinomique de l’intégration ? Dans quelle mesure les modèles analysés nous proposent des manières différentes de gestion communautaire de l’idée de l’intégration ?

Finalement, l’on se demande s’il est utile de chercher une définition de l’«étranger ou des étrangers». Stigmatisée ou valorisée au gré des acteurs et selon les contextes, le statut de l’étranger est le produit d’une représentation volatile. La catégorie d’étranger n’est guère adéquate pour statuer sur la capacité d’intégration des sociétés en Tunisie à l’époque moderne.

Ce qui construit en revanche l’intégration, ou du moins la médiation par laquelle se réalise l’intégration, est bien l’inscription dans un réseau de relations sociales de reconnaissance et d’interconnaissance où l’on mobilise un capital à la fois symbolique et matériel. Ces relations peuvent être de nature tribale/lignagère, matrimoniale, professionnelle ou politique. Une telle forme d’intégration n’est guère en contradiction avec la persistance des mémoires d’origine diverses (même dans le cas où elles sont discordantes) qui entretiennent la survivance des discours d’extranéité ou d’autochtonie dans un but de positionnement dans la hiérarchie sociale. Par conséquent, l’intégration est toujours assurée par la médiation d’une mémoire d’origine entretenue par la commune renommée dans un cadre local (citadin, villageois, oisien ou tribal). Il est clair donc que l’intégration ne signifie pas ici un effacement de l’extranéité. Elle ne se traduit pas non plus par une assimilation pure et simple. Bien au contraire, on continue à se réclamer venir d’ailleurs, un ailleurs valorisant bien sûr, quitte à recomposer la mémoire d’origine plus d’une fois pour une remise à jour au gré des circonstances.

C’est l’absence d’une mémoire d’origine légitimante, comme pour le cas des «sans origine» rencontrés au Jérid et d’une inscription dans un réseau de liens sociaux qui génère la stigmatisation et l’exclusion. Dotés de hautes charges politiques, mais coupés des réalités locales et sans connaissance de la langue des autochtones, les Turcs, fraîchement installés à Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècles, sont stigmatisés et d’une certaine manière exclus.

Les catégories d’intégration, d’enracinement et d’exclusion doivent donc être appréhendées en termes de réseaux. La question est donc de savoir comment les acteurs sociaux arrivent ou n’arrivent pas à construire (ou à s’inscrire dans) des réseaux de liens sociaux, et quelles modalités utilisent-ils pour construire et transmettre d’une génération à l’autre des réseaux, indispensables à leur promotion sociale et politique. Les aspirations des groupes familiaux, patronymiques et lignagers peuvent parfois entrer en conflit et, dans ce cas, les possibilités d’autodétermination des membres des familles sont aussi liées aux réseaux activés indépendamment des uns des autres. L’étude de cas concrets nous aiderait sans doute à mettre en lumière comment la transmission de ces réseaux se fait d’une génération à l’autre, mais aussi comment des ruptures dans la transmission familiale des métiers, des charges et des patrimoines, obligent les individus à tisser de nouveaux liens et à reconstituer des réseaux.

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[1] À l’époque hafside, surtout aux moments où le pouvoir central est faible, on rencontre dans le cadre de ces communautés de véritables dynasties de potentats locaux indépendants ou, tout au plus, alliés au souverain. C’est le cas des Banû Yamlûl à Tozeur, des Banû Khalaf à Nefta, des Banû ‘Âbid à Gafsa et des Banû Makkî à Gabès [Brunschvig R. 1940 et 1947, vol.I, 106]. Pour qualifier leur pouvoir, le grand historien Ibn Khaldûn fait usage dans la Muqaddima du mot ri’âsa (ou chefferie) [Ibn Khaldûn 1967-1968 , vol I, 325]. Il montre également comment ils doivent leur autorité uniquement au groupe auquel ils appartiennent. La chefferie s’obtient par la puissance et la domination du groupe, sans plus. Leur pouvoir se définit souvent dans l’opposition au centre politique [Qably M. 1997, 8].

[2] Presque toutes les tribus semi-nomades et guerrières du Sud-est comme celles des Steppes tunisiennes se dotent de la même origine : les notices de tribu établies par les officiers français au début du Protectorat révèlent un scénario pratiquement adopté par toutes les tribus. Elles seraient venues d’Arabie dans le cadre de la conquête musulmane. L’aventure les auraient menées jusqu’à la limite ouest, la Sâqiya al-Hamrâ, dans le Sous marocain. De retour vers l’Arabie, ces tribus se seraient installées là où elles se trouvaient pour consolider l’islamisation, car les préceptes de l’Islam seraient oubliés entre temps, lire entre autres, Lucette Valensi [Valensi L. 1977, 31-81].

[3] Voir également Abdelhamid Hénia [Hénia A. 2009].

[4] Il rappelle beaucoup le système politique décrit pour la Mauritanie où l’on trouve la superposition des groupes suivants : Hassân, Zawâya, Znâga [Bonte P. 1998 et Bonte P. et Claudot-Hawad H. (éds.) 2000, 6-7].

[5] Ce que désigne Ernest Gellner par «patronage» est très proche des réalités que nous exposons ici [Gellner E., 1991].

[6] Dans son ouvrage Nomades d’hier et d’aujourd’hui..., André Louis nous rapporte la traduction d’une hujja qui remonterait selon lui au XVIIIe siècle : «Un tel et un tel se sont rencontrés et se sont mis d’accord sur le fait que Ali ed-Douiri devienne le sahab de Mohamed Ben Amor ed-Dabbâbi et ils ont convenu des conditions suivantes:

  • le Debbabi protègera le Douiri contre son ennemi et ne laissera personne lui faire du tort;

  • le Douiri donnera chaque année à son sahab la ‘ullâga». [Louis A. 1979, 32].

[7] «Bayân ‘ašâ’ir Tûzur wa târîkhi qudûmihim (sic) ilayhâ» (Etat des groupes de Tozeur et les dates de leur installation dans la ville), document manuscrit de deux pages de Muhammad al-Sharîf al-Tulqî cité dans l’ouvrage de Moncer Rouissi [Rouissi M. 1973, vol. I, 44 bis et ter].

[8] Dans sa thèse, Mustapha Tlili a aussi montré l’existence du même phénomène pour la ville de Gafsa : les groupes dominants dans cette oasis cherchent toujours à se doter d’une origine étrangère [Tlili M. 2009, 15]. Dans le Nefzaoua, on retrouve également le même phénomène [Bedoucha-Albergoni G. 1987, 293 sq]. A Nefta, on valorise toujours l’étranger. «Les gens de Nefta, écrit Moncer Rouissi, se définissent eux-mêmes comme étant "la crème du miel", "l’étranger est adopté dès la première nuit passée chez eux: (Nafta naffât al-‘asal, gharîbhâ min lîlta yuwâlif)» [Rouissi M. 1973, vol. I, 46].

[9] Jocelyne Dakhlia a bien souligné l’existence de ce phénomène [Dakhlia J. 1987, 402-427].

[10] Voir l’article que nous avons consacré à l’analyse de cette mémoire d’origine [Hénia A. 1993].

[11] «C’est du commerce, nous précise le récit, qu’al-Hâdif aurait accumulé cette fortune» ; voilà pourquoi la mémoire lignagère des Awlâd al-Hâdif fait venir l’ancêtre éponyme du Mzâb.

[12] A titre de comparaison la mémoire d’origine des Banû Yamlûl, les prédécesseurs des Awlâd al-Hâdif dans la domination de la ville de Tozeur font remonter l’origine de leur ancêtre à ‘Adnân, l’un des compagnons du Prophète Muhammad. La tradition attribue à ‘Ahmad bin Yamlûl, le premier ancêtre du lignage des Yamlûl, 29 ancêtres (contre 5 seulement pour al-Hâdif) en 8 siècles hégiriens, puisqu’il est décédé en 818 H. (= 1318-1319) pour le faire rattacher à ‘Adnân ; voir l’ouvrage d’Ahmad al-Bukhturî [al-Bukhturî A. 1973, 25]; voir aussi, à propos des Banû Yamlûl, l’ouvrage de Ibn Khaldoun [Ibn Khaldoun A. 1971, vol. VI, 350 sq].

[13] La macrocéphalie de la capitale, son caractère écrasant, ses pouvoirs excessifs et multiformes dans l’espace tunisien ont été fortement mis en évidence par Pierre Signoles [Signoles P. 1985].

[14] Voir le travail que nous avons consacré à l’analyse de cet idiome, à l’origine typiquement tunisois, devenu à la longue présent dans tous les milieux citadins en Tunisie [Hénia A. 2003].

[15] «Le symbolisme social est inséparable du processus de communication» précisent Raymond Boudon et François Bourricaud [Boudon R. et Bourricaud F. 1982, 593].

[16] Outre la définition, citée plus haut, avancée par le professeur Chérif, plusieurs études récentes essaient de définir ce qu'est au juste la catégorie des baldî. Parmi celles-ci, citons les plus importantes écrites par Mohamed el-Aziz Ben Achour et Khalifa Chater [Ben Achour M. el-A. 1989, 142 sq] ; [Ben Achour M. el-A. 1992a] ; [Chater K. 1992].

[17] A Sfax, le mot gharîb (étranger) est employé pour désigner, entre autres, une personne pauvre [Muknî A. 1994].

[18] Tout se passe comme si tout nouveau venu devait « s’acquitter d’un stage de probation avant d’être intégré dans la communauté» citadine [Badie B. 1991, 109-131 et, notamment, 114]. Cependant, ce stage risque d’être très long, voire illimité, pour certains.

[19] Les écrits de Simona Cerutti sur la ville de Turin au XVIIe siècle, nous ont beaucoup aidé dans le développement de cette idée [Cerutti S. 1995, 127-149 et, notamment, 138].

[20] Les habitants des faubourgs de la ville de Tunis sont considérés, pour la plupart, comme des barrânî.

[21] [Revault J. 1971]. Voir pour les Jallûlî, p. 68 sq. et 194 sq., les Ben ‘Ayyâd, p. 129 sq. et 146 sq., les Lasram, p. 350 sq.?

[22] L’objectivation apparaît surtout dans le fait que l’auteur s’efforce d’appliquer des critères d’appréciation du degré d’ancienneté dans la ville de Tunis, et également dans sa construction de deux catégories de baldî à Tunis, [Ben Achour M. el-A. 1989, 159].

[23] Dans Le chapitre VII de l’ouvrage, parlant d’un qâdî de la ville de Kairouan, le shaykh Ahmad b. al-Amîn Saddâm, né en 1666/7, et issu d’une famille illustre de la même ville, l’auteur, citant ses sources, précise : «Il observait à l’égard des gens une conduite excellente, connaisseur de leurs rangs et situations, tant citadins que bédouins…» [Berque J. 1978, 238].

[24] Par exemple: Drîdî, Jlâsî, Sâhlî, Jrîdî, Binzartî, etc. c’est à dire, respectivement, originaire de la tribu des Drîd, de celle des Jlâs, de la région du Sahel, de celle du Jérid, de la ville de Bizerte.

[25] Il ne reste pas moins qu’il y a comme une suspicion pesant toujours sur ces ‘ulûj, en tant que figure ambivalente, comme le souligne Georg Simmel. Appartenant à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, cette figure demeure un être dont on appréhende toujours la trahison ou, pour le moins, le manque de loyauté [Simmel G. 1999, 663-668].

[26] Archives Nationales de Tunisie, registres n° 1, p. 13-14 et 16.

[27] On a un cas notoire dans les Archives Nationales de Tunisie, voir registre n° 3, p. 37-39, rubrique relative à la tribu des Awlâd Sûla. Dans le kharj al-târi' (dépenses extraordinaires), les terres des Turcs ne s'individualisent plus par rapport à celles des baldî ; on lit notamment ce qui suit : «tark talab zûj mawâshî milk (baldiya) li-sî Muhammad Bin Mâmi», ce que l'on peut traduire par : « abandon du talab sur deux mâshiya milk (baldiya) au profit de Muh'ammad Bin Mâmî» ; la famille Bin Mâmî est d'origine turque.

[28] Sami Bargaoui écrit ce qui suit : «Le terme Hanafiyya, qui s’affirme progressivement, en vient à désigner un groupe social tout en conservant son sens rituel. Porter cette nisba, c’était appartenir au groupe des Turcs du pays» [Bargaoui S. 2005, 218].

[29] Sami Bargaoui montre bien dans son article [Bargaoui S. 2005] comment l’identité autochtone est revendiquée par les Turcs natifs du pays.