Les formes de l'action politique dans la révolution tunisienne

Mondher Kilani


Abstract

The outbreak of the “Arab revolutions” took the whole world by surprise. These were nothing like earlier revolutions. They made no demands in the name of religion or ideology. They had no apparent leaders, sponsors or charismatic figures. In this contribution, I would like to address the following questions: How did the erstwhile “disorganized” and “subjugated” Tunisian multitude discover its power and reclaim its capacity to act? How did it transform itself into a historical subject? How the different voices cooperated in order to elaborate new organization forms? My answers are sustained by a field research I have developed in a recent publication (Kilani 2014).

Keywords

Tunisia, revolution, political action

Les «révolutions arabes» [1] avaient frappé les esprits par leur caractère inédit. Aucune référence n’avait été faite à la religion ou à une idéologie. Une coalition de forces avait coopéré en vue de demander la fin des dictatures et de réclamer la dignité. Il n’était pas question d’un peuple unanime guidé par une avant-garde, mais d’un sujet pluriel conscient de ses différences. Comment interpréter un tel bouleversement si inattendu ? Comment des sociétés réputées jusqu’ici «fermées», aient expérimenté un regain de confiance dans le politique, aient appelé à la refondation du lien social ? J’y répondrai en m’interrogeant sur la manière dont la «foule», «inorganisée» jusque-là, a découvert sa puissance et récupéré sa capacité d’agir, sur la manière dont les différentes voix représentant la société ont coopéré en vue d’élaborer de nouvelles formes d’organisation.

Je soutiendrai à cet effet qu’à la différence du «peuple», souvent associé à une voix monolithique obéissant à un chef ou à un sauveur, la «multitude» représente plutôt une pluralité de voix, une organisation intelligente de l’action. Pour ma démonstration, je m’aiderai des notions de pouvoir, selon la perspective de Michel Foucault [1976], de multitude, concept inspiré du philosophe Spinoza repris et retravaillé par Michael Hardt et Toni Negri [2006], enfin de capacité d’action et de politique de coalition développées par la philosophe et féministe Judith Butler [2005].

De l’acquiescement à la dictature à la mobilisation contre la dictature

Une première question surgit. La servitude dans laquelle les Tunisiens avaient vécu jusqu’ici, était-elle volontaire ? La Boétie s’était déjà demandé, au XVIe siècle, «pourquoi y a-t-il servitude volontaire plutôt qu’amitié ?» [2010, 36]. Il suffit, selon lui de vouloir ne plus servir, pour se retrouver libres. D’où alors Ben Ali avait-t-il tiré son emprise sur les Tunisiens ? C’était la chaîne qui les liaient les uns aux autres jusqu’au sommet de la hiérarchie, jusqu’au tyran, qui les avaient disposés à la soumission. Autrement dit, les Tunisiens n’avaient pas cédé leur libre-arbitre, dont ils auraient disposé auparavant. Face au pouvoir du dictateur, ils avaient plutôt pratiqué l’«obéissance joyeuse.» La répression n’a pas résumé à elle seule la pratique du pouvoir dictatorial de Ben Ali. La soumission y a souvent été acceptée par intérêt, voire recherchée avec passion[2].

La révolte est l’autre face de l’asservissement. Elle a exprimé la volonté des Tunisiens de reprendre leur vie en main, de redéfinir l’être ensemble. Les revendications de dignité, d’égalité et de justice ont tout de suite fait sens. Les singularités composant la multitude (les chômeurs, les pauvres, les femmes, les avocats, les journalistes, les artistes, les fonctionnaires, etc.) avaient compris que c’est dans la reconnaissance mutuelle que l’on pouvait espérer le mieux réaliser les objectifs de dignité et de liberté. Cette production du commun s’effectuait dans le cadre d’une intense communication entre les individus et les groupes.

Le philosophe Spinoza est le premier à avoir analysé la multitude sous l’angle de sa puissance. En se réunissant, les singularités qui la forment créent de nouvelles formes de vie. C’est le processus qui semble s’être enclenché et accéléré en Tunisie à partir du mois de décembre 2010. Ce sont d’abord les gueux modernes (les jeunes, les chômeurs, les déclassés, les sans grades) qui se sont révoltés. Mais progressivement, les autres catégories de la population sont venues s’agréger au mouvement de protestation pour constituer une nouvelle multitude qui avait compris la portée de sa puissance. Constituée désormais d’avocats, de juges, de syndicalistes, de paysans, de chômeurs, d’enseignants, d’ouvriers, de lycéens, d’étudiants, d’employés, d’intellectuels, de fonctionnaires, d’artistes, d’universitaires, de commerçants, mais aussi de jeunes, de vieux, de femmes et d’hommes, la multitude avait compris que le dictateur ne tirait sa puissance que de la captation de la sienne propre.

Mais pourquoi ce sont les réprouvés de la société qui se sont d’abord rebellés ? Michael Hardt et Toni Negri, commentateurs de Spinoza, et penseurs à leur tour de la multitude, considèrent que les laissés pour compte («les exclus du travail salarié, les chômeurs, les pauvres, les sans domicile fixe»), généralement exclus de la multitude, «sont en fait intégrés dans la production sociale » [2006, 162]. Ils sont également producteurs de la communauté, et à ce titre potentiellement rebelles. Les pauvres, les chômeurs ne sont pas seulement des victimes, ils aident à découvrir que la production du commun est le résultat de la coopération qui se noue entre l’ensemble des singularités, c’est-à-dire la multitude, dont le destin est le travail en commun. Nous sommes ainsi tous des «pauvres».

Certes, la multitude est toujours présente dans la société, mais c’est la convergence des éléments qui la composent vers un but commun qui représente chaque fois l’inattendu et l’inédit. Cela n’a pas été autrement en Tunisie. Le jour où les foules ont commencé à crier «le peuple veut la chute de Ben Ali» elles ont récupéré leur capacité d’action.

La multitude à la place de peuple

La notion de multitude remplace avantageusement la notion usuelle de peuple. Si la multitude forme aussi corps dans son élan d’émancipation, ce corps-multitude, à la différence du corps-peuple, demeure «une composition ouverte, plurielle, sans jamais devenir une entité unitaire divisée en fonction d’organes hiérarchisés» [Hardt et Negri 2006, 226]. La notion de peuple est généralement associée à une dimension monolithique, alors que la multitude évoque plutôt la préservation des différences.

Les deux fameux vers du poète tunisien Aboulkacem Chabbi («Lorsqu’un jour le peuple décide de vivre, force est pour le destin d’y répondre, force est pour les ténèbres de se dissiper, force est pour les chaînes de se briser»), qui ont été chantés lors des révolutions arabes, expriment bien cette puissance retrouvée de la multitude. En récupérant leur capacité d’action, les foules qui s’étaient mises en marche à partir du mois de décembre 2010 en Tunisie avaient exercé leur liberté. Elles se sont organisées en un ensemble de singularités agissant pour le bien commun. Ces foules n’étaient ni désordonnées, ni incohérentes ; elles n’étaient pas non plus passives, attendant qu’un chef, une idéologie ou une religion les dirigent. Elles agissaient selon leur propre accord en vue de la chute de la dictature.

C’est dans le refus collectif de la dictature et de l’indignité qui s’ensuit, que tous ces groupes ont découvert leurs singularités respectives, qu’ils ont rompu avec la représentation de ce peuple monolithique, que la propagande de la dictature ne cessait d’encenser pour mieux le garder sous son autorité. On découvrait enfin l’hétérogène, retrouvant ainsi une juste image du pays. Autrement dit, ce qui fonde le peuple-multitude, c’est la possibilité de donner sa voix et de reconnaître celle des autres. Dès les premiers jours de la révolution en Tunisie, les jeunes, les ouvriers, les avocats, les journalistes, les artistes, les fonctionnaires, ont compris que la «révolution du peuple» correspondait à cette prise de parole, à cette participation à une voix collective, et qu’il n’était plus question de les abandonner.

Selon Céline Spector, une commentatrice de Spinoza, la multitude «est la meilleure anticipation d’une communauté rationnelle dès lors qu’elle cesse d’être la masse dont on redoute les débordements passionnels et qu’elle advient dans l’histoire comme causa sui grâce à des institutions adéquates» [Spector 2007, 39]. En exprimant sa puissance d’agir, la multitude, cette nouvelle composition du politique, dirige enfin son désir vers un seul but, le départ de Ben Ali et le changement politique en Tunisie.

Qu’est-ce que la multitude ou plutôt comment advient-elle?

Autrement dit, il ne s’agit pas de se demander «qu’est-ce que la multitude», comme si elle préexistait à l’action, mais plutôt «qu’est-ce que la multitude peut devenir», dans quelle perspective va-t-elle agir ? La multitude relèverait de cette politique de coalition qu’évoque Judith Butler [2005] dans sa réflexion sur l’identité de genre. Selon la philosophe et féministe américaine, le genre ne se fonde ni sur une unité ontologique, ni sur une stabilité définitive, mais sur une coalition ouverte d’identités négociées et construites selon les exigences du moment. Des femmes occupant des positions différentes dans la structure sociale s’identifient entre elles à un moment donné de la lutte sociale et s’organisent pour réclamer les mêmes droits.

Par analogie avec le féminisme, on pourrait dire qu’une politique de coalition pour la multitude n’est pas celle qui imagine à l’avance quelle sera la forme exacte de la coalition, mais celle qui n’exclut ni les diversités, ni les contradictions et qui accepte d’agir en accord avec elles. Dans une telle coalition des forces, chaque subjectivité (les avocats, les journalistes, les ouvriers, les chômeurs, les pauvres… évoqués plus haut) contribue à la production de la solidarité subjective, faisant ainsi apparaître la politique comme une création constante.

La politique est une invention permanente à partir des luttes sociales, et la multitude une structure d’action ouverte qui, tout en reconnaissant les appartenances multiples, poursuit le même but : lutter contre les discriminations et les inégalités, chercher à obtenir les mêmes droits et la même reconnaissance. C’est ce qui s’est passé à plusieurs reprises en Tunisie après la révolution de janvier 2011, notamment lors de la journée nationale de la Femme, le 13 août 2013, et la constitution du collectif «Hrayer Tounes» («femmes libres de Tunisie»). La célébration n’avait pas été seulement l’occasion pour les féministes de réaffirmer face aux islamistes les droits des femmes et de souligner la réappropriation militante de ces droits. Elle avait été également une participation active aux revendications du reste de la société pour la démission du gouvernement provisoire et l’accélération de la rédaction de la Constitution dans un esprit d’ouverture et de démocratie. C’était l’occasion, à travers une nouvelle coalition de femmes et d’hommes de différentes conditions, de réaffirmer la puissance récupérée de la multitude dans sa diversité.

Quand la multitude prend conscience d’elle-même et récupère sa capacité d’action, elle ne retrouve pas le libre-arbitre qu’elle aurait abandonné au tyran. Avec la multitude, on serait plutôt dans une perspective qui rejette l’idée d’un sujet libre et autonome, l’idée de la liberté comme une condition naturelle de l’individu. Le sujet, individuel ou collectif, est, en effet, assujetti. Il n’existe qu’à travers les formes d’assujettissement qui le constituent en tant que sujet, de sorte que les conditions de domination ne sont pas extérieures à la manière dont se construisent les sujets. Affirmer, à la suite de Michel Foucault [1976], que nous ne sommes jamais hors du pouvoir, cela veut dire que les pratiques de résistance non seulement en font partie mais qu’elles ne cessent jamais. Ceci nous permet de comprendre que la capacité d’agir de la multitude ne se situe pas en dehors mais bien à l’intérieur des mécanismes de production du pouvoir. Organisée de la sorte, la multitude fait surgir, à travers sa nouvelle production, de nouvelles subjectivités, de nouveaux modes d’organisation.

Il n’y a pas jusqu’au rapport à la violence qui ne s’en trouve modifié. Un trait central de la multitude qui s’est exprimée lors des «révolutions arabes» est, en effet, son refus de la violence. En accédant à «la connaissance adéquate de sa situation» [Zarifian 2008, 179], la multitude s’est placée sous le commandement de la raison, faisant émerger une communauté d’action débarrassée de toute tentation de violence. Celle-ci n’avait trouvé place que du côté des forces de répression. En prenant conscience de sa puissance, la multitude a récusé l’usage politique de la force. Les révoltés ont préféré retourner la violence contre eux-mêmes dans le désir de s’appartenir à nouveau. Quelques-uns se sont immolés par le feu – comme dans le cas du fameux Mohamed Bouazizi, devenu l’icône des «révolutions arabes» –, le plus grand nombre a avancé à découvert face à la force armée, défiant ainsi la mort et les blessures. Autrement dit, ils se sont sacrifiés pour que cessent enfin les sacrifices des pauvres, des jeunes, des chômeurs, des faibles, des femmes, pour que cessent les violences structurelles exercées sur eux.

La multitude s’inscrit dans «l’horizon de la communication des affects », elle est «le produit du travail social» [Spector 2007, 41]. Les singularités qui la constituent «communiquent et cette communication est possible parce qu’elles ont des choses en commun» [Hardt et Negri 2006, 161] : un système politique tyrannique, un système économique corrompu, mais aussi les mêmes rêves : la dignité, la justice, la liberté. Tout en exprimant ce qu’il y a de commun entre les singularités, la coopération ne cesse en même temps de produire du commun, ou plus précisément du «comme-un» [Citton et Quessada 2011, 12-22]. Ce terme souligne que même si les actrices/les acteurs agissent à travers un collectif qui a tendance à unifier, il ne s’agit que d’un «comme», c’est-à-dire d’un monde commun ouvert, d’un monde commun en train toujours d’être composé et recomposé à partir des singularités.

Un nouveau modèle d’action politique

La multitude n’est pas un corps politique déjà constitué, mais plutôt une sorte de «chair vivante», qui tend à l’auto-organisation. Avec la multitude, on serait dans un nouveau modèle d’action politique. Deux formes d’action, une ancienne et une nouvelle, peuvent de la sorte être contrastées. Auparavant, on était dans un cas de figure qui se prévalait d’une avant-garde politique, militaire ou religieuse, qui parlait au nom des masses, qui se référait à un sujet unifié (peuple, nation ou communauté religieuse), qui se confrontait avec violence au pouvoir en vue d’accoucher d’un nouvel ordre. Aujourd’hui, on serait plutôt en face d’une «politique des pressions» qui «travaille dans le continu», s’inscrit dans le «multiple des flux» et module les «tensions qui animent la collectivité» [Citton 2012].

Dans la première forme d’action, l’identification se fait à une communauté préalablement définie et fermée, alors que dans la seconde, elle correspond à un engagement personnel dans un collectif auto-constitué ; dans la première, le «peuple» est représenté par des leaders et une organisation rigide, il penche du côté du pouvoir (potestas), dans la seconde, la «multitude» est une promesse d’action, elle penche du côté de la puissance (potentia) ; l’action dans l’ancienne forme est nerveuse, voire militaire, alors qu’elle est conviviale et collaborative dans la nouvelle ; l’appartenance à la première est exclusive, alors que la deuxième s’accommode de multiples loyautés ; dans la première, l’adhésion est inconditionnelle, dans la seconde, elle est pragmatique ; le mode opératoire de la première est autoritaire, dans la seconde, il est démocratique[3].

Références citées

Bamyeh M. 2010,Anarchy as order. The history and future of Civic Humanity, Lanham, MD: Rowman & Littlefield.

Butler J. 2005, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris: La Découverte.

Citton Y. 2012, Renverser l’insoutenable, Paris: Seuil.

Citton Y, Quessada D. 2011, Du commun au comme-un, «Multitudes», 2: 12-22.

Foucault M. 1976, Histoire de la sexualité. La volonté de savoir, Paris: Gallimard.

Hardt M., Negri T. 2006, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire,Paris: 10/18.

Kilani M. 2014, Tunisie. Carnets d’une révolution, Paris: Pétra (traduction italienne: Quaderni di una rivoluzione. Il caso tunisino e l’emancipazione nel mondo contemporaneo, Milano: Elèuthera).

La Boétie de É. 2010, De la servitude volontaire ou le Contr’un, Le Pré Saint-Gervais: Le Passager clandestin.

Lordon F. 2010, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, Paris: La Fabrique.

Spector C. 2007, Le spinozisme politique aujourd’hui: Toni Negri, Etienne Balibar…, «Esprit», n° 5, mai, p. 27-45.

Zarifian Ph. 2008, «Puissance et communauté d’action (à partir de Spinoza)», dans Citton Y., Lordon F 2008, Spinoza et les sciences sociales. De la puissance de la multitude à l’économie des affects, Paris, Amsterdam, 171-186.



[1] Ces considérations sont tirées d’une monographie consacrée à la révolution tunisienne et intitulée : Tunisie. Cahiers d’une révolution (2014), traduction italienne: Quaderni di una rivoluzione. Il caso tunisino e l’emancipazione nel mondo contemporaneo (2014).

[2] Je m’inspire ici de considérations développées par Frédéric Lordon (2010) dans sa réflexion sur capitalisme, désir et servitude.

[3] Sur ces formes contrastées d’action, voir les développements qu’en propose Mohamed Bamyeh (2010).